L’effet coronavirus sur la politique migratoire européenne
Alain Le Cléac’h, Membre du Conseil d’administration de France terre d’asileLa pandémie du coronavirus a relégué à l’arrière-plan, comme beaucoup d’autres sujets, celui des migrations. Tout a changé avec la nécessité du confinement. Qu’en a-t-il été de l’accueil et de l’accompagnement des migrants ?
Demain le pays, la planète entière, sortiront de cet épisode inédit qui a mis en évidence la fragilité de l’humanité et de son organisation planétaire. Qu’en sera-t-il du phénomène migratoire qui n’aura évidemment pas disparu ?
Il est trop tôt pour évaluer l’impact sur l’économie, l’organisation sociale et politique des États, les structures internationales, en un mot l’organisation du monde, car tel l’impact d’un astéroïde, la planète en sera ébranlée.
Réhabilitation de la frontière et de la souveraineté des États
Essayons déjà de réfléchir à ce qu’il en sortira pour la notion de territoire, qui a permis aux États de mettre en œuvre des stratégies de protection et de soins des populations.
Le coronavirus a ruiné les espoirs de ceux qui rêvaient de la libre circulation et de l’égalité des droits de tous dans un monde pacifié. La riposte à une attaque aussi meurtrière a montré la nécessité d’organisations territoriales, structurées et souveraines. L’autorité de l’État est apparue indispensable pour mettre en œuvre les dispositions de protection des populations. L’Union européenne a montré ses limites en ce domaine. Son degré d’intégration exclut toute autorité dans le domaine sanitaire. Le principe de subsidiarité s’est appliqué sans qu’il soit besoin d’en débattre. L’Europe est apparue pour ce qu’elle est, une organisation économique et financière qui a joué son rôle d’argentier, mais elle en est restée quasiment là.
Le combat contre le virus s’est organisé au niveau des États mais en sortie de crise, il faudra retrouver les organisations et la coopération internationales pour relever les défis de demain. Qu’elles soient d’ordre sanitaire, climatique ou environnemental, c’est au niveau planétaire que l’on trouvera les solutions pour anticiper ces crises ou pour éviter qu’elles ne surviennent à nouveau.
La frontière n’est pas un mur mais une porte
Alors qu’en sera-t-il des mouvements migratoires dans ce monde de demain ? Les migrations sont un élément des désordres du monde que les nations doivent affronter. Pour les migrations, les frontières, dont la crise sanitaire a réaffirmé la nécessité ne sont pas un problème en soi. Comme dans une maison, ce n’est pas la porte qui est un obstacle, c’est le degré d’hospitalité – l’ouverture de la porte – qui rend la maison plus ou moins accueillante.
La tentation du repli sur soi et du protectionnisme
Face au danger le réflexe est de se protéger et de mettre à l’abri sa famille, ses proches. C’est naturel. Vient le temps de se préoccuper des autres. L’étranger, le migrant en seraient-ils exclus ?
N’a-t-on pas vu se fermer les portes aux demandeurs d’asile dans les premiers jours du confinement ?
Dès le 17 mars 2020, l’État français a mis en suspend l’application du droit d’asile prétextant que ses services ne pouvaient plus recevoir les demandeurs d’asile pour des raisons sanitaires. Grande désinvolture vis-à-vis d’un droit fondamental mais aussi coupable manquement quand on sait que l’enregistrement de la demande d’asile permet l’accès aux soins, à une allocation de survie et parfois à un hébergement. Le 30 avril 2020, le Conseil d’État a ordonné au ministère de l’Intérieur de reprendre l’enregistrement des demandes d’asile, en priorité celles émanant des personnes présentant des vulnérabilités particulières.
N’a-t-on pas vu se multiplier les difficultés pour les mineurs isolés étrangers à tel point qu’un collectif d’avocats et d’associations a adressé au Premier ministre, le 6 avril 2020, une lettre ouverte demandant des mesures contraignantes pour assurer la protection des mineurs non accompagnés dans le contexte de l’épidémie du COVID-19?
L’exclusion et la maltraitance des migrants sont de même nature que le protectionnisme économique qui n’a toujours amené que la récession et le nationalisme. C’est la solidarité ou mieux la fraternité qui rassemble le peuple. Quand il faut se mobiliser, l’origine a bien peu d’importance, on l’a bien vu dans cette crise. On est même allé chercher les réfugiés pour assurer les récoltes qui risquaient de pourrir dans les champs.
Quelle politique migratoire européenne après la crise sanitaire ?
Alors demain, quelle politique migratoire pour la France ? Sera-t-elle en accord ou en rupture avec celle de l’Europe ? L’Union européenne sortira-t-elle du blocage structurel qui empêche toute issue aux négociations sur la solidarité entre États de l’Union ou sur l’évolution de sujets fondamentaux comme celui de la réforme du Règlement Dublin ? Faudra-t-il abandonner tout espoir d’accord à 27 et organiser un traité spécifique pour les pays volontaires progressistes et humanistes comme le suggérait fin 2019 Enrico Letta, le Président de l’Institut Jacques Delors ?
La crise du COVID-19 sera-t-elle l’alibi pour l’externalisation de la politique migratoire européenne ?
Le concept d’externalisation, qui consiste à bloquer les migrants dans un pays tiers sur la route des migrations en accord avec ce pays, est ancien. Il a été imaginé par les pays de destination des migrations, pays riches et développés, sur une base marchande. Le pays tiers est au départ un pays de transit, déjà concerné par la présence des migrants sur son territoire. C’est un pays en développement qui a un intérêt politique et économique à passer des accords de coopération avec le pays de destination [1].
L’accord le plus emblématique de ce marchandage est celui qui a conduit les dirigeants des pays de l’Union européenne à signer une ‘ »déclaration » assimilable à un pacte, avec la Turquie, le 18 mars 2016. En contrepartie de la rétention des migrants (essentiellement les syriens fuyant la guerre civile dans leur pays), l’Union européenne s’est engagée à verser en deux échéances une somme de 6 milliards d’euros à la Turquie pour la prise en charge des migrants. Elle a aussi accepté de reprendre les discussions engagées pour favoriser le projet d’intégration de la Turquie dans l’Union européenne. Quatre ans après cet accord, les Syriens sont toujours plus nombreux en Turquie. Bachar El Assad est toujours à la tête d’un pays en grande partie détruit. La population syrienne est, pour la grande majorité, soit déplacée dans son propre pays, soit exilée, principalement en Turquie, en Jordanie ou au Liban.
L’Union européenne recherche depuis longtemps à mettre en œuvre des politiques d’incitation à contenir les flux de migration par les pays de transit. Le programme de La Haye de 2004 était destiné à favoriser le développement des capacités d’accueil de migrants par les pays voisins de l’Union. C’est ainsi que le Maroc participe activement au contrôle de la frontière Sud-Ouest de l’espace européen.
En Méditerranée centrale, c’est la Libye qui sert de poche de rétention pour les migrants qui arrivent d’Afrique sub-saharienne. Depuis des années ils s’embarquent sur des esquifs surchargés pour rejoindre les côtes italiennes. Depuis des années, la Méditerranée a englouti des milliers d’hommes, de femmes et d’enfants sans que l’Europe n’ait jugé utile d’organiser dans la durée la surveillance et le sauvetage en mer de ces désespérés. Il y a bien eu l’opération Mare Nostrum mais aussi la criminalisation des ONG qui tentaient d’intervenir pour faire respecter le droit maritime et par simple humanité.
Pire encore, l’Italie avec l’aval implicite de l’Union européenne, a signé le 2 février 2020 avec le gouvernement de Fayez al-Sarraj, le renouvellement du mémorandum d’accord sur la migration entre l’Italie et la Libye. En totale violation avec les droits fondamentaux et avec la Convention de Genève, l’Italie assiste, forme et équipe les garde-côtes libyens qui interceptent les embarcations et reconduisent les migrants dans des camps de rétention sur le sol libyen où les conditions de vie sont notoirement inhumaines.
La Libye et ses champs pétrolifères ont été sous le règne de Kadhafi un point d’attraction pour les jeunes hommes de l’Afrique subsaharienne et le Niger, pays plutôt sûr et stable dans la région, servait de territoire de passage et de regroupement pour la noria de ‘’pick-up’’ surchargés qui traversait le désert pour rejoindre Tripoli.
Après la chute de Kadhafi, la guerre civile et l’arrêt de l’économie libyenne, le trafic s’est maintenu mais cette fois pour acheminer les candidats à l’exil vers l’Europe. Pour couper cette route, l’Union européenne a organisé en novembre 2015 à La Valette un sommet euro-africain dans le but de coordonner la fermeture des voies de passage des migrants et la rétention des Africains dans leur pays d’origine. Un Fonds fiduciaire d’urgence pour l’Afrique a été mis en place, doté d’un budget de 4.2 milliards d’euros dont le principal bénéficiaire est le Niger.
Malgré les efforts du HCR et des autorités locales, des voies de passage parallèles se sont ouvertes. Rien n’a changé sinon que la dangerosité des parcours s‘est accrue. En Libye, la situation des migrants est dantesque: ils sont environ 663 000 d’après l’Organisation internationale pour les migrations. Le HCR n’a pu répertorier que 50 000 réfugiés et demandeurs d’asile et trop peu de pays se sont portés volontaires pour les accueillir dans le cadre des programmes de réinstallation.
C’est cela aussi les conséquences de la rétention des migrants dans les pays périphériques de l’Europe.
La crise sanitaire sera, sans nul doute, un nouveau prétexte pour poursuivre dans la voie de l’externalisation. Il est même probable que l’Europe souhaitera ‘’blanchir’’ le concept en l’intégrant, comme le suggère Jérôme Vignon, conseiller à l’Institut Jacques Delors [2], dans les Arrangements régionaux du Cadre d’action globale pour les réfugiés faisant partie du Pacte mondial pour les migrations [3].
L’externalisation est un déni de droit qui condamne les migrants et leurs enfants à une vie de misère et sans perspective dans un pays qu’ils n’ont pas choisi
Regardons de plus près la situation des Syriens retenus en Turquie depuis l’accord avec l’Union européenne. À ce jour, ils sont plus de trois millions six cent mille et pour un grand nombre ils y sont depuis bientôt 10 ans. Ils bénéficient certes d’un statut particulier, une protection temporaire calquée sur celle de la directive européenne prévue pour un afflux massif de population migrante, mais ils vivent dans des conditions misérables avec aucun espoir – ni sans doute de volonté – d’intégration dans ce pays. Au 1er janvier 2019, seuls 32 200 Syriens ont bénéficié d’un permis de travail et moins de 80 000 ont obtenu la nationalité turque [4].
Ils voulaient venir en Europe, ils voulaient travailler, se former, éduquer leurs enfants et pour la grande majorité revenir dans leur pays, le reconstruire et y vivre en paix dans un régime démocratique. Demain ils seront sans doute contraints de revenir dans une enclave militarisée du Nord-Est de leur pays autour d’Idlib. C’est, semble-t-il, la volonté du Président Erdoğan qui doit faire face à une opposition grandissante de la population turque vis-à-vis des réfugiés.
L’externalisation de la politique migratoire européenne c’est aussi cela.
Que peut-on espérer de l’Union européenne ?
Si l’Union européenne survit à la crise sanitaire et à la crise économique qui en résultera, il faudra qu’elle maintienne à son agenda le sujet des migrations dont l’ampleur et la gravité n’auront pas faibli. Les chances d’un accord global de progrès sur cette question sont minimes. Il faudrait donc constituer un groupe de pays volontaires. Il s’agira de bâtir un projet en partenariat avec les pays d’origine et de transit, préservant les intérêts de chaque partie sans conditionnalité de politique migratoire répressive comme c’est le cas aujourd’hui dans les accords dits de coopération. Les pays européens devront accueillir leur part de migrants, organiser leur formation de base si nécessaire et professionnelle selon les besoins des pays d’accueil et d’origine, car la solution sera probablement d’organiser des migrations circulaires et temporaires satisfaisant les besoins de main d’œuvre des pays européens et les besoins de personnel qualifié et d’entrepreneurs des pays d’origine.
Vision utopique ? Peut-être mais pragmatique aussi car personne n’a intérêt au chaos même quand il concerne son voisinage. Il sera de l’intérêt de tous que les désordres du monde trouvent des solutions. La migration forcée est un désordre majeur, une catastrophe humanitaire, elle est d’une grande violence dont nous ne prenons pas suffisamment conscience.
[1] Rodier Claire, « Externaliser la demande d’asile », Plein droit, 2015/2 (n° 105), p. 10-13. URL : https://www.cairn.info/revue-plein-droit-2015-2-page-10.htm
[2] Vignon Jérôme, « La crise sanitaire n’effacera pas la crise migratoire », 07/04/2020. URL: https://institutdelors.eu/publications/la-crise-sanitaire-neffacera-pas-la-crise-migratoire/
[3] Le Pacte Mondial pour les Migrations, adopté le 11 décembre 2018 à Marrakech par 162 États, a pour ambition de définir et d’imposer un ensemble de bonnes pratiques à la communauté internationale, pour des migrations sûres, ordonnées et régulières.
[4] H. Magba Merly, « Réfugiés: quand l’Europe se déleste sur la Turquie », 24/05/2017. URL: https://www.revue-projet.com/articles/2017-05_magba_refugies_quand_leurope_se_deleste_sur_la_turquie/8244