Traitement différencié des demandeurs d’asile par catégorie : discrimination ou rationalisation ?
Par Catherine Woollard, Secrétaire générale, ECREDepuis plusieurs années, la faible qualité des conditions d’accueil dont bénéficient ceux arrivant en Europe pour solliciter la protection internationale fait l’objet d’une attention toute particulière. En effet, la « crise des réfugiés » a parfois été qualifiée de « crise de l’accueil » car la prévalence de mauvaises conditions d’accueil dans les pays de première entrée, encourageant les mouvements secondaires au sein de l’Union, a participé à transformer une situation difficile mais gérable en une situation de crise. Les conditions d’accueil qui doivent être fournies sont précisées dans la Directive Accueil mais cette directive n’est souvent pas respectée, à tel point que plusieurs juridictions ont jugé qu’il était illégal de renvoyer des personnes dans certains pays. Au-delà des violations des droits provoquées par les conditions d’accueil difficiles, l’accueil implique parfois des restrictions de circulation s’apparentant, de fait, à de la privation de liberté. Parmi les mesures de gestion de crise à court et long-terme se trouve aussi la généralisation, à l’étape de l’enregistrement, d’approches fondées sur la nationalité, et donc d’un risque de discrimination.
La situation actuelle est détaillée dans la base de données Aida d’Ecre, qui offre un panorama de la situation en matière d’asile en Europe, y compris des conditions d’accueil. Les conclusions principales à tirer de l’analyse de 23 pays, sont que les restrictions de circulation sont aujourd’hui parties intégrales de nombreux systèmes d’accueil (Autriche, Bulgarie, France, Hongrie, Grèce, Allemagne, Turquie), équivalant souvent à de la détention de facto. Les différences de traitement fondées sur la nationalité sont évidentes en Allemagne, et des traitements différenciés sont aussi appliqués sur la base de comportement jugés problématiques en Suisse et en Norvège. Le niveau de préparation des pays varie considérablement, alors même que le manque de préparation est un facteur de risque majeur de violation des droits. Bien qu’il existe des exemples de pays s’étant suffisamment préparés, tel que l’Espagne, les systèmes d’accueil de certains pays sont encore en crise, la France et l’Italie en sont des exemples notables.
Depuis le printemps 2016, l’approche menée par l’Union combine à la fois l’accord UE-Turquie et la fermeture de la route des Balkans, entraînant le confinement de milliers de personnes en Grèce. Les conséquences humanitaires de cette approche sont désastreuses et largement documentées – en vain. Malgré des efforts effectués pour renforcer la capacité d’accueil de la Grèce via le déploiement d’EASO et de la création d’un instrument de financement humanitaire, à l’intention des organisations internationales et des ONG – repris par le gouvernement grec – la crise humanitaire perdure.
La situation en Turquie est, bien sûr, plus préoccupante, un nombre extraordinaire de personnes y étant accueillies et ne pouvant en partir du fait de l’accord conclu dans la « déclaration » avec l’Union européenne. Plus de 3,4 millions de Syriens bénéficient du « régime de protection temporaire », introduit en réponse à la guerre en Syrie, et approximativement 112 000 sont en cours de procédure pour obtenir la protection internationale. Bien que le gouvernement turc, les organisations internationales et ONG aient la situation sous contrôle, il est aujourd’hui plus difficile de superviser et dénoncer les problèmes liés à la gestion de la crise du fait des événements politiques récents en Turquie.
La réforme du régime d’asile européen commun (RAEC), en cours de discussion, aura pour conséquence d’accentuer la pression exercée sur l’étape de l’accueil pour deux raisons. Premièrement, elle renforce la responsabilité endossée par les pays de première entrée au sein de l’Union, via l’obligation pour les pays frontaliers de conduire une procédure additionnelle « d’admissibilité » (connue sous le nom de « contrôles pré-Dublin ») et l’approche punitive adoptée pour réduire les mouvements secondaires au sein de l’UE et ainsi maintenir les personnes dans les pays de première entrée. Deuxièmement, les propositions de réforme reposent sur l’externalisation des responsabilités incombant aux pays de l’Union à des pays tiers par le biais de l’application des concepts de premier pays d’asile et pays tiers sûrs, ce qui implique de renvoyer des personnes vers des pays où les conditions d’accueil risquent d’être pires.
Les politiques d’asile prennent de plus en plus appui sur des approches différenciées en fonction de la nationalité des personnes arrivant. Ces « tris » peuvent être fondés sur une liste de pays d’origine sûrs ou sur le taux de reconnaissance de la nationalité en question dans le pays d’arrivée ou à travers l’Europe. Par exemple, en Grèce, du fait de la Déclaration UE-Turquie, les demandes d’asile des Syriens sont filtrées et séparées des demandes effectuées par des personnes de nationalités différentes. Les Syriens sont en effet les seuls pouvant être renvoyés en Turquie, la Turquie n’étant considérée comme un pays d’origine sûr pour les Syriens que parce qu’ils bénéficient du régime temporaire de protection. À l’inverse, seules les nationalités ayant un taux de reconnaissance de plus de 75 % peuvent bénéficier du programme de relocalisation de l’UE. En pratique, dû aux difficultés juridiques associées à l’expulsion forcées de personnes vers la Turquie et au faible nombre de personnes relocalisées dans un autre pays membre, la plupart des personnes sont restées coincées en Grèce.
Un dernier problème, et non des moindres, pouvant être soulevé est l’attention accrue portée aux retours, associée à l’idée sur-optimiste selon laquelle renvoyer un nombre important de personnes dans leur pays d’origine permettra de résoudre la crise de l’asile en Europe. En pratique, l’existence d’accords conclus avec les pays d’origine conditionne largement les éloignements, engendrant davantage de différences de traitement en fonction des nationalités.
Malgré l’importance accrue accordée à la nationalité des demandeurs au sein des politiques d’asile, il y a peu de chance qu’un recours à l’encontre de ces pratiques aboutisse. L’article 14 de la Convention européenne des droits de l’Homme garantit l’égalité de traitement aux regards des droits substantiels protégés par la Convention, interdisant ainsi que les personnes soient discriminées en fonction de leur nationalité ou origine – cet article s’applique bien sûr à toutes les personnes présentes sur le territoire d’un État, étrangers inclus.
En pratique, l’article 14 est invoqué parallèlement à la violation d’un droit substantiel, par exemple la violation du droit au respect de la vie privée et familiale est invoqué conjointement à l’interdiction de discrimination. La CEDH a eu tendance, jusqu’alors, à se focaliser sur la première partie de la requête (bien qu’elle ait affirmé avoir examiné les invocations de violations de l’article 14, même lorsque le droit substantiel invoqué en parallèle n’avait pas été violé).
De plus, les États ont soutenu, avec succès, qu’il est possible de traiter des personnes différemment lorsqu’elles ne sont pas dans des situations comparables (C v Belgique; Moustaquim v Belgique). Selon ce raisonnement, les groupes ne sont pas assez homogènes pour que la seule explication d’un traitement différentié soit la discrimination. Les États soulignent ainsi l’existence d’autres variables explicatives. La jurisprudence existante s’est prononcée majoritairement sur des personnes étrangères qui affirmaient être dans une situation similaire à celle de nationaux. Les personnes argumentent la similitude de facto de leur situation sur la base de l’hébergement, de l’emploi, des impôts, des relations familiales, etc. La jurisprudence risque d’être peu pertinente au regard d’une invocation de discrimination fondée sur la nationalité (dans un contexte d’accueil), puisque les États opposeront probablement le fait que les situations ne sont pas comparables. Les États peuvent aussi faire appel à des raisons justifiant l’emploi d’une approche basée sur la nationalité qui ne peuvent être contestées, telles que la protection de la sécurité nationale ou de l’intérêt général. Le droit des États de choisir qui entre sur leur territoire et s’y installe est un principe bien établi dans la jurisprudence de la Cour européenne et qui entrera, aussi, probablement en jeu. L’article 14 aura sûrement vocation à rester un motif supplémentaire, complétant un argumentaire reposant sur l’Article 3, l’Article 8 ou tout autre article de la Convention garantissant un droit substantiel.
La législation européenne est encore plus restrictive : la loi contre la discrimination n’interdit pas la discrimination fondée sur la nationalité. Elle n’est pas abordée par la directive sur l’égalité raciale ou par celle sur l’égalité de traitement en matière d’emploi, qui interdisent la discrimination fondée sur le sexe, la race ou l’origine ethnique, la religion ou la croyance, le handicap, l’âge ou l’orientation sexuelle. La nationalité ne figure pas non plus dans la liste plus longue de l’article 21 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne (qui ne concerne que les États membres qui appliquent la législation européenne). L’interdiction de la discrimination fondée sur la nationalité est entérinée par la directive sur la libre circulation, mais elle s’applique seulement aux citoyens de l’Union européenne. Il est spécifié, dans les directives anti-discrimination, que ces dernières ne garantissent pas l’égalité de traitement entre les nationaux et les ressortissants de pays tiers et qu’elles s’appliquent sans préjudice de l’entrée et de la résidence dans les pays membres, mais aussi sans préjudice des traitements découlant du statut légal.
Il pourrait être intéressant d’examiner l’utilisation faite de la Charte sociale européenne révisée et de son article E interdisant la discrimination. La Charte garantit le droit des personnes à un hébergement adéquat pour une unité familiale, le droit des enfants et adolescents à l’assistance sociale et médicale et engage les États signataires à réduire le nombre de personnes sans-abri. Selon le Comité européen des droits sociaux, ces garanties valent aussi pour les migrants. Bien que le Comité se soit jusqu’alors focalisé sur le respect des droits fondamentaux des migrants, tels qu’inscrits dans la Charte, plutôt que sur le respect du principe d’égalité de traitement, il est possible que l’article E soit invoqué, avec succès, pour contester la disparité des conditions d’accueil dont bénéficient les migrants, en fonction de leur nationalité.
De manière générale, la meilleure approche juridique serait de s’attaquer aux conditions d’accueils inadéquates sur le fondement que ces dernières ne sont pas conformes à la législation européenne ou à la Convention, notamment en attaquant en justice la privation de liberté de facto. De plus, les conséquences sociales et politiques des conditions d’accueil peuvent être soulignées. L’exacerbation des tensions entre différents groupes de demandeurs d’asile et de migrants, aussi bien dans les camps informels que formels, engendre de plus en plus de violences. La politique étrangère est aussi affaiblie par la stigmatisation vis-à-vis de certaines nationalités et par les politiques de retour ciblées. Une approche explicitement fondée sur la nationalité sape le droit international des réfugiés et son principe central de l’examen individuel des demandes. Même si le tri initial en fonction de la nationalité est suivi par un examen individuel des demandes, ce dernier peut être compromis par l’effet des différences et hypothèses introduites.
Ainsi, cette approche tout à la fois découle et renforce les lacunes profondes des systèmes d’asile européens – lacunes illustrées par les différences, en termes de taux de reconnaissance, existant entre les États membres de l’Union envers des nationalités clés. L’exemple le plus frappant est celui des Afghans dont le taux de reconnaissance varie de 7 % à 98 %, sans raisons objectives justifiant cet écart.
L’opposition doit dépasser les questions de nationalité et se confronter aux problèmes globaux liés aux conditions d’accueil inadéquates et à l’augmentation de l’usage illégal de la rétention. La faible qualité des conditions d’accueil a un impact négatif significatif sur les perspectives d’intégration, et il est largement accepté que des mesures d’intégration devraient être mises en œuvre dès le premier jour, et même avant la reconnaissance du statut de réfugié. Cette approche est soutenue par les propositions ambitieuses pour l’inclusion des réfugiés et des nationaux de pays-tiers en France avancées par le député Aurélien Taché dans son rapport mandaté par le président Macron. Les conditions d’accueil dures et discriminatoires causent préjudice aux personnes directement affectées par ces mesures mais aussi aux sociétés en charge d’intégrer ces personnes, que ce soit en Europe ou une fois de retour dans leur pays d’origine.
La gestion de la situation requiert un changement complet de paradigme et une compréhension différente du problème. L’approche fondée sur la nationalité se fonde sur l’idée que la crise des systèmes européens d’asile est causée par l’arrivée de migrants économiques « non-méritant » qui « obstruent » les systèmes d’asile. La solution semble alors être de les retirer de la procédure d’asile. Mais la crise de 2015/2016 a été causée par la guerre civile en Syrie et l’effondrement des gouvernements de l’Irak et de l’Afghanistan. Au total, les ressortissants de ces pays constituent près de 85 % des arrivées au cours de cette période. De manière générale, les taux de reconnaissance sont plus élevés qu’ils ne l’ont jamais été, ce qui signifie que le pourcentage des personnes obtenant une protection internationale n’a jamais été aussi haut.
La crise de l’accueil trouve ses origines dans les faiblesses institutionnelles des pays et dans le sentiment d’injustice lié à l’application du régime de Dublin, qui fait porter une responsabilité disproportionnée sur les pays de première entrée. Ce régime a pour effet pervers d’encourager ces pays à maintenir des standards d’accueil faible pour décourager les personnes de rester sur leur territoire et faire en sorte que les potentiels renvois, en cas de mouvements secondaires, soient jugés illégaux. L’alternative consisterait à s’attaquer aux dysfonctionnements majeurs du système et à s’engager sur le long terme à améliorer les conditions de vie dans les pays d’origine, plutôt que de recourir massivement à la rétention et aux expulsions.