« Le partage des responsabilités devrait être obligatoire et applicable dès l'arrivée dans un État membre de l'UE »
Spyros-Vlad Oikonomou, Chargé de plaidoyer pour le Conseil grec pour les réfugiésUn récent rapport du Conseil grec pour les réfugiés publié en collaboration avec Oxfam[1] illustre comment les pays de l’UE ont systématiquement manqué de solidarité envers la Grèce ces dernières années. Quelles ont été les conséquences de cet échec sur l’accueil des demandeurs d’asile en Grèce ?
En effet, malgré quelques efforts et certaines initiatives encourageantes ces dernières années, les États membres de l’UE n’ont jamais réussi à faire preuve de manifestations tangibles de solidarité envers la Grèce. Le mot clé est « tangible », car autrement nous pourrions avoir tendance à dire que l’UE a été plus que généreuse sur le plan de l’assistance financière et/ou technique, ce qui est évidemment exact et nécessaire, mais ne tient pas compte du fait que le recours exclusif à cette assistance est en quelque sorte un moyen de « limiter les dégâts », visant à remédier aux déséquilibres permanents de la politique de l’UE en matière de migration.
Par ailleurs, il y a le règlement Dublin qui impose une responsabilité disproportionnée aux États membres situés en première ligne comme la Grèce pour le traitement des demandes d’asile, mais il y a également la décision politique de mettre en œuvre la déclaration UE-Turquie, qui a transféré cette responsabilité déjà démesurée à cinq îles. Cette approche ne pouvait que conduire à des échecs et à des violations systématiques des droits de l’homme, qui, tant bien que mal, ne peuvent être résolus par une seule aide financière.
Par exemple, lorsque les résidents des îles ont eux-mêmes du mal à accéder aux soins de santé en raison du manque de personnel ou de pédiatres dans les hôpitaux publics – comme je me souviens d’une discussion sur l’île de Kos il y a quelques mois – comment exactement une famille de demandeurs d’asile est-elle censée subvenir à ce même besoin, au regard de ses droits et des obligations légales de la Grèce ? Comment les enfants demandeurs d’asile sont-ils censés accéder à l’éducation sur les îles, là encore conformément à leurs droits, alors qu’il n’y a pas suffisamment de places dans les écoles locales ? Et surtout, comment ces défis peuvent-ils être relevés dans les conditions de surpopulation auxquelles nous nous sommes habitués au cours de ces dernières années ?
Malheureusement, la réponse semble être qu’ils ne peuvent pas être relevés, à moins qu’en soutenant la Grèce pour qu’elle garde les demandeurs d’asile à ses frontières, l’UE ne soit également disposée à résoudre l’impact que la crise financière – qui dure depuis plus d’une décennie – a eu sur les services fournis à l’ensemble des personnes concernées, ce qui, bien entendu, va bien au-delà du sujet.
Quant aux conséquences sur l’accueil des demandeurs d’asile, elles ont été amplement documentées au cours des cinq dernières années. La surpopulation – elle-même le résultat de l’accord UE-Turquie et de l’absence de partage concret des responsabilités – a pour conséquence des conditions de vie inacceptables et inhumaines, entre des enfants qui dorment et jouent dans la boue, des familles qui vivent dans des tentes sans chauffage pendant l’hiver, des femmes et parfois même des hommes qui ont peur de se rendre aux toilettes la nuit en raison du manque d’éclairage, un accès insuffisant aux soins de santé et aux médicaments, ou encore la détérioration de la santé mentale des demandeurs d’asile en raison des conditions de vie déplorables, ne sont tous que quelques exemples. Tout cela sans remettre en cause la responsabilité de la Grèce en la matière.
Le Pacte sur la migration et l’asile présenté en septembre dernier par la Commission européenne ne prévoit pas de véritable réforme du système de Dublin, mais introduit un mécanisme de solidarité « flexible » qui repose en partie sur un système de « parrainage des retours ». Quel serait l’impact d’une telle proposition en Grèce ?
Il est probablement un peu tôt pour évaluer l’impact qu’aurait cette approche « flexible » de la solidarité dans la mesure où les discussions se poursuivent. Nous espérons que les leçons qui peuvent être tirées de « l’expérience grecque » de ces cinq dernières années seront prises en compte avant qu’un accord ne soit conclu.
Par ailleurs, à ce stade, de nombreuses questions restent sans réponses quant à la manière dont ce mécanisme serait mis en œuvre dans la pratique. À défaut d’être prévisible, ce système risque de transposer de vifs débats politiques au niveau opérationnel, et ne semble pas vraiment permettre de garantir efficacement que les États membres respecteront leurs engagements. Si l’on met de côté la solidarité effective qui pour nous repose essentiellement sur la relocalisation comme moyen de partager véritablement les responsabilités entre États membres lorsque les conditions l’exigent – l’option alternative des « parrainages de retour » risque d’exacerber une situation déjà fragile.
Selon le Pacte, au lieu de relocaliser un demandeur d’asile depuis la Grèce, les États membres peuvent décider de faire preuve de solidarité en « parrainant » le retour, par exemple, d’une personne dont la demande d’asile a été rejetée depuis le territoire de l’État membre qui a besoin d’un soutien. Dans ce cas, si le retour n’est pas effectué dans un délai maximum de huit mois, la ou les personnes concernées doivent alors être transférées vers l’État membre qui prend en charge leur renvoi. À l’évidence, dans un contexte d’augmentation des arrivées irrégulières, comme en 2019 par exemple, lorsque près de 60 000 personnes ont atteint les îles grecques, cette option ne parvient pas à prendre en compte la question de la surpopulation et les problèmes qui y sont associés, et risque de les exacerber davantage. Cela est également sans tenir compte de l’éthique qui sous-tend ce processus, en particulier s’il est mis en œuvre dans des conditions de rétention administrative.
Quel mécanisme de partage des responsabilités serait acceptable pour un pays en première ligne comme la Grèce ?
Du point de vue du Conseil grec pour les réfugiés, nous insistons constamment sur le fait que, pour qu’une approche globale et durable soit possible lorsqu’il s’agit de gérer les arrivées irrégulières – qui continuent de concerner principalement les réfugiés en Grèce – le partage des responsabilités devrait être obligatoire et applicable dès l’arrivée.
Tant que des instruments de suivi et de contrôle appropriés sont en place, le partage des responsabilités via la relocalisation peut contribuer à garantir le respect des droits des demandeurs d’asile, tout en allégeant la pression exercée sur les systèmes d’asile et d’accueil et les communautés locales aux frontières extérieures de l’UE. La relocalisation peut également contribuer à offrir des solutions plus durables aux personnes qui peuvent prétendre à une protection internationale dans l’UE, en particulier si leurs « aspirations » sont prises en considération, car cela permettrait d’offrir davantage de perspectives d’intégration dans la vie locale ou sur le marché du travail, ce qui est en définitive dans l’intérêt de toute la société.
Alors que l’échec de « l’approche hotspot » a déjà été constaté dans les îles grecques, le Pacte propose un système de « filtrage » des migrants préalable à l’entrée dans l’UE et un recours accru aux procédures d’asile et de retour aux frontières. Comment ces propositions pourraient être mises en œuvre dans la pratique en Grèce ?
La procédure de « filtrage » est très similaire à celle qui a déjà été appliquée dans le cadre de « l’approche hotspot » dans les îles grecques. Elle consiste à effectuer des contrôles de sécurité et d’identité, ainsi que des bilans de santé et de vulnérabilité, afin notamment de garantir que les personnes vulnérables puissent avoir rapidement accès aux soins nécessaires. Toutefois, il est proposé que ces contrôles soient effectués dans un délai de cinq jours, ou dix jours dans des circonstances exceptionnelles, ce qui pourrait très probablement s’apparenter à des conditions de rétention en pratique. Cela crée un risque accru que des personnes présentant des vulnérabilités moins facilement visibles, telles que les victimes de torture, passent entre les mailles du filet et soient dirigées vers des procédures accélérées aux frontières, soumises à des garanties moindres, et/ou soient placées en rétention et exposées à leur tour à un risque accru de refoulement. Cela est d’autant plus vrai que la proposition de règlement sur le filtrage indique clairement que, lorsque les délais sont dépassés, la procédure de filtrage doit prendre fin, et les personnes concernées dirigées vers « la procédure la plus appropriée », que tous les contrôles aient été effectués ou non. L’expérience montre que la première et peut-être la seule chose omise, a fortiori dans des délais aussi brefs, est précisément cette évaluation [de la vulnérabilité] – les demandeurs d’asile très vulnérables, tels que les victimes de violences de genre, ayant souvent passé leur entretien pour l’examen de leur demande d’asile et même reçu une décision en première instance, et ce, sans évaluation préalable de leur vulnérabilité.
Ensuite, entre autres, il y a la proposition d’appliquer obligatoirement la procédure d’asile à la frontière aux demandeurs d’asile provenant de pays tiers pour lesquels le taux moyen de reconnaissance de la protection dans l’UE serait inférieure à 20 %. Selon le raisonnement de la Commission, cette proposition s’inscrit dans un effort discutable de dégager des ressources pour traiter des demandes d’asile plus complexes et améliorer les perspectives de retour de certains groupes de personnes. Comme l’a déjà souligné le Conseil européen pour les réfugiés et les exilés (ECRE), cette proposition porte atteinte au droit d’asile individuel et conduit à l’application de doubles standards, basés sur la nationalité des personnes concernées. Comme d’autres l’ont également souligné, en soumettant certaines personnes à des procédures aussi courtes avec si peu de garanties – notamment en rétention où leur capacité à rassembler les documents nécessaires à l’appui de leur dossier ou à accéder à un avocat est considérablement limitée – ce système entretient également une sorte de prophétie auto-réalisatrice en facilitant le rejet de leurs demandes d’asile.
En Grèce, un système très proche de ce modèle est mis en œuvre depuis quelques années sur les îles de Lesbos et de Kos. Les adultes isolés issus initialement de six nationalités dites « à faible taux de reconnaissance » sont placés en rétention administrative à la suite d’un enregistrement sommaire durant leur accueil ou même à leur arrivée. Cette mesure a ensuite été étendue à 28 nationalités, dont les ressortissants syriens. Depuis janvier 2020 sur l’île de Kos, elle a été étendue une fois à la quasi-totalité des nouveaux arrivants, à l’exception des personnes manifestement vulnérables, ce qui, à ma connaissance, signifie principalement – voire exclusivement – les mineurs isolés étrangers.
Le Pacte contient également une proposition de règlement pour faire face aux « situations de crise » et de « force majeure » qui permettrait des dérogations en matière d’asile, de retours et de solidarité. Quels sont les risques et opportunités d’une telle proposition ?
Puisque la situation sur le terrain nous oblige souvent à souligner les côtés négatifs, commençons par les opportunités potentielles. Le fait que davantage de groupes de personnes pourront bénéficier de la relocalisation en cas de crise – c’est-à-dire en cas d’afflux massif de personnes aux frontières – est une mesure positive. Cette relocalisation pose les bases d’un mécanisme renforcé de partage des responsabilités qui pourrait avoir un impact positif sur les droits des bénéficiaires d’une protection internationale et des demandeurs d’asile soumis à une procédure d’asile à la frontière, qui sont autrement exclus du mécanisme de relocalisation. Il ne devrait toutefois pas être nécessaire d’attendre qu’une crise se produise pour que cela soit envisageable.
La proposition d’accorder un statut de protection immédiate aux personnes qui ne peuvent pas retourner dans leur pays d’origine en raison d’un « risque exceptionnellement élevé » d’être victimes de violences en raison d’un conflit armé, est également positive. Elle peut à la fois fournir un accès rapide à la protection à ceux qui en ont manifestement besoin et alléger quelque peu la pression exercée sur les systèmes de premier accueil et d’asile aux frontières. Toutefois, sa portée est considérablement limitée. Par exemple, pourquoi ne pas inclure les personnes qui ont véritablement besoin de protection, comme celles qui fuient les persécutions politiques ou les régimes oppressifs ? Des questions ont également été soulevées quant à la manière dont cette disposition serait effectivement déclenchée et appliquée dans la pratique – tandis que dans le cas de la Grèce, subsiste la question de la prochaine étape, pour ainsi dire. Par exemple, depuis des changements législatifs survenus en mai 2020, les bénéficiaires d’une protection internationale sont tenus de sortir des centres d’accueil dans un délai d’un mois après la reconnaissance de leur statut. Cela a déjà créé un grave risque de sans-abrisme. Ce problème sera-t-il abordé dans les cas où les personnes se verront accorder une protection immédiate, ou recevront-elles cette protection pour devenir ensuite sans-abri et tomber dans la précarité ?
Cela dit, les dérogations permettent notamment d’étendre l’application de la procédure d’asile aux frontières aux personnes originaires de pays dont la moyenne des décisions positives en matière d’asile dans l’UE atteint 75 %, tout en prolongeant la durée d’enregistrement de leurs demandes, et des procédures d’asile et de retour aux frontières. Outre le risque de créer des situations rappelant celles de Moria, de telles dispositions peuvent renforcer l’utilisation de procédures exceptionnelles et non-conformes aux normes pour la quasi-totalité des primo-arrivants, et peuvent laisser une place importante à l’arbitraire, tout en mettant en péril le respect du principe de non-refoulement par les États.
Alors que les autorités grecques sont fréquemment accusées de refouler illégalement des migrants arrivant de Turquie, notamment avec la participation supposée de Frontex, quel impact supposez-vous que les propositions du Pacte auront sur ces pratiques ?
Je ne suis pas vraiment certain qu’il puisse y avoir une corrélation directe entre le Pacte et les cas de refoulements systématiques (ou « pushbacks ») de migrants aux frontières terrestres et maritimes de la Grèce, dont la crédibilité a notamment été remise en cause par le HCR et le Comité pour la prévention de la torture du Conseil de l’Europe.
Le Pacte aurait éventuellement pu fournir le cadre permettant de garantir, au minimum, que les violations des droits de l’homme signalées aux frontières fassent l’objet d’une surveillance et d’une enquête systématiques. Cela aurait été le cas si la proposition avait comporté la création d’un mécanisme de contrôle fiable et indépendant aux frontières. Malheureusement, la seule proposition pertinente incluse dans le Pacte a une portée qui se limite au mécanisme de filtrage. Bien que positif dans son principe, le mécanisme proposé semble insuffisant pour garantir un contrôle indépendant et efficace des violations des droits de l’homme aux frontières extérieures de l’Europe, y compris celles qui résultent des refoulements systématiquement signalés.
Qu’est-ce qui pourrait être fait pour prévenir de telles pratiques et s’assurer que les droits fondamentaux des migrants soient respectés aux frontières ?
Dans un premier temps, il est nécessaire de mettre en place un mécanisme de suivi indépendant qui sera en mesure de recenser et de documenter systématiquement ces pratiques. Il est également nécessaire de garantir la protection des victimes et de veiller à ce que des dispositifs soient mis en place pour leur permettre d’accéder à des procédures judiciaires, afin de garantir la responsabilité des États membres et des autorités nationales. Sur ce point, concernant le mécanisme de suivi et en particulier celui proposé dans le cadre du Pacte, le Réseau européen des institutions nationales des droits de l’Homme (REINDH) a publié, le 10 mars 2021, un avis contenant une série de recommandations spécifiques et complètes qui soulève les questions à prendre en considération.
En guise de conclusion, il est toutefois important de souligner que lorsqu’il s’agit de garantir le respect des droits fondamentaux aux frontières, la discussion doit aussi nécessairement inclure et mettre l’accent sur la nécessité de développer des voies d’accès légales, afin que les personnes en besoin de protection en Grèce et en Europe puissent bénéficier d’un accès sûr aux procédures d’asile, sans avoir à risquer constamment leur vie dans leur quête de protection.
[1] Oxfam International et le Conseil grec pour les réfugiés, “Tipping the Scales: the role of responsibility and solidarity sharing in the situation on the Greek islands”, février 2021