Vers une externalisation croissante de la politique d’asile européenne ?
Équipe plaidoyer de France terre d'asile - Publié le 29 novembre 2021© UNHCR/Achilleas Zavallis
Malgré une baisse continue des arrivées de personnes en besoin de protection depuis le pic atteint en 2015, l’Union européenne (UE) continue de multiplier les tentatives d’externalisation de ses responsabilités en matière d’asile. Selon une définition du Centre National de coopération pour le développement belge, l’externalisation de la politique migratoire est le fait de « déléguer à des pays extérieurs au continent européen, limitrophes ou plus éloignés, voire à des organisations internationales ou privées, une part de la responsabilité de la gestion des questions migratoires comme l’accueil, l’asile ou encore le contrôle aux frontières. »
Loin d’être un phénomène récent, le Danemark a été le premier État européen à proposer, en 1986, la mise en place de centres régionaux gérés par les Nations Unies pour traiter les demandes d’asile des personnes entrées de manière irrégulière sur le territoire de l’UE. Depuis le début des années 2000, cette politique revêt des formes multiples et s’est formalisée via divers instruments européens et bilatéraux de coopération avec les pays tiers.
Une multiplication des accords de coopération visant à prévenir les arrivées en Europe
Suite à la hausse du nombre de personnes en besoin de protection arrivant en Europe en 2015 et à l’échec de la mise en place d’une politique de répartition solidaire au sein de l’UE, l’Union et ses États membres ont multiplié les instruments visant à prévenir les arrivées et à dissuader les départs des demandeurs d’asile des pays d’origine et de transit. Divers accords européens et bilatéraux, peu contraignants d’un point de vue légal, ont été conclus en ce sens. La « déclaration UE-Turquie », adoptée le 18 mars 2016, a formalisé cette volonté de l’UE d’endiguer les arrivées, en chargeant la Turquie de « contenir » les demandeurs d’asile sur son territoire – en l’échange d’une aide financière d’un montant de six milliards d’euros, d’une relance du processus d’adhésion du pays à l’UE et de la mise en place d’une procédure de libéralisation des visas pour les ressortissants turcs.
Au niveau bilatéral, l’Italie a également conclu, dès 2003, un accord de coopération avec la Libye dans le but de prévenir les arrivées sur son territoire. Depuis, le pays a conclu un mémorandum avec l’exécutif libyen en février 2017, reconduit en février 2020, qui vise à limiter les départs de migrants via une coopération renforcée avec les garde-côtes libyens, moyennant une contrepartie financière qui s’élève à 32,6 millions d’euros selon l’ONG Oxfam. Alors que le Parlement italien a voté pour le prolongement de ce soutien le 15 juillet dernier, le Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (HCR) continue de condamner le manque de garanties en matière de droits humains en Libye, tandis que plusieurs ONG dénoncent les violences exercées par les garde-côtes libyens, et celles subies par les exilés bloqués dans les centres de détention du pays. Depuis la signature de l’accord, près de 60 000 personnes ont été interceptées en Méditerranée par les garde-côtes libyens et renvoyées dans le pays, dont 13 000 cette année.
Si la plupart des accords conclus visent à dissuader les départs des migrants depuis des pays situés en dehors du territoire de l’Union, des formes d’externalisation du contrôle des frontières existent également en son sein. Ainsi, depuis les accords de Sangatte en 2002 et du Touquet en 2003, la frontière franco-britannique est localisée sur le territoire français. Alors que la plupart des milliers d’exilés actuellement présents sur le littoral français sont des personnes en besoin de protection souhaitant rejoindre le Royaume-Uni, ces accords empêchent le dépôt d’une demande d’asile auprès de ce pays.
Au-delà du drame humanitaire qui se joue aux portes de l’Europe, notamment en Méditerranée ou dans la Manche, confier la responsabilité du contrôle des frontières de l’Union à des États tiers peut également ouvrir la porte à l’instrumentalisation des exilés par ces derniers. Dans le but d’exercer une pression politique sur l’UE, le président turc Recep Tayyip Erdoğan avait ainsi ouvert, le 27 février 2020, ses frontières avec la Grèce et laissé entrer sur le territoire européen des milliers de migrants. Cette situation avait alors conduit à la constitution d’un camp informel de migrants à la frontière gréco-turque, où se trouvaient des milliers de migrants dans des conditions déplorables. De même, en mai 2021, dans un climat de tension diplomatique avec l’Espagne, le Maroc avait suspendu ses contrôles à la frontière avec l’enclave espagnole de Ceuta, laissant entrer près de 10 000 migrants sur le territoire de l’UE en l’espace de deux jours.
Une délocalisation de la procédure d’asile en dehors du territoire de l’Union
Outre la multiplication des accords de coopération avec les pays tiers visant à limiter les arrivées, différents pays européens sont tentés de parvenir à sous-traiter et délocaliser leurs responsabilités en matière d’asile à des pays tiers, à l’image du modèle australien qui consiste à déléguer la gestion des demandes d’asile à des micro-États du Pacifique, où les demandeurs sont placés en détention. Si dès 2003, le Premier ministre britannique Tony Blair proposait ainsi l’instauration de « centres de transit » dans les pays voisins des pays d’origine sans parvenir à un accord, cette volonté des États membres d’externaliser les procédures d’asile s’est récemment intensifiée. Le 3 juin dernier, le Parlement danois a ainsi adopté une loi autorisant le transfert des demandeurs d’asile dans des pays tiers durant le traitement de leur dossier. Si le Danemark assure négocier avec des pays africains tels que le Rwanda ou encore l’Éthiopie, cette proposition n’a reçu l’assentiment d’aucun pays tiers et l’Union africaine a fermement condamné ces dispositions début août.
Début juillet, le gouvernement britannique a emboité le pas du Danemark en présentant son projet de loi sur la nationalité et les frontières, qui prévoit notamment la création de centres offshore de traitement des demandes d’asile, sur l’île de Man ou à Gibraltar entre autres. Les demandeurs d’asile entrés de manière irrégulière sur le territoire britannique, un acte qui serait passible de quatre ans d’emprisonnement, seraient détenus dans ces centres durant le traitement de leur demande.
La Commission européenne et les organisations de défense des droits de l’Homme ont condamné ces mesures d’externalisation de l’asile, incompatibles avec les obligations européennes et internationales. Dans un communiqué paru en mai 2021, le HCR rappelle que si certains droits – tels que la protection contre le refoulement, l’accès à des procédures d’asile équitables et efficaces, aux soins de santé, à l’emploi, à l’éducation et à l’assurance sociale – ne peuvent être garantis dans le pays tiers, alors celui « qui procède au transfert agit en violation du droit international ».
Actuellement, le cadre juridique européen laisse néanmoins aux États membres la possibilité d’externaliser la procédure d’asile via l’application du concept de « pays tiers sûr ». Encadré par la directive européenne « Procédures » de 2013, les États membres peuvent refuser d’étudier une demande de protection internationale si le requérant est « entré illégalement sur son territoire depuis un pays tiers sûr », à condition seulement que les garanties de droits et de protection des réfugiés y soient assurées. Malgré ces garanties, la Hongrie renvoie systématiquement depuis 2015 l’ensemble des personnes sollicitant une protection internationale à sa frontière vers son voisin serbe, considéré comme « pays sûr » en violation du droit communautaire. De même, depuis 2020, les demandeurs d’asile sont contraints de déposer une déclaration d’intention auprès d’une ambassade hongroise en dehors de l’UE. Dans la lignée de la Hongrie, la Grèce a également déclaré en juin dernier son voisin turc comme « pays tiers sûr » pour les personnes originaires de Syrie, du Bangladesh, de la Somalie, d’Afghanistan et du Pakistan. Si la Commission européenne a décidé, le 15 juillet dernier, de saisir la Cour de justice de l’UE d’un recours pour restriction illégale de l’accès à la procédure d’asile en Hongrie – l’UE ne s’est cependant pas prononcée sur la Grèce, alors même que l’État turc n’offre pas de garanties de protection suffisantes.
Alors que les politiques d’externalisation de l’Union et de ses États membres visant à limiter les arrivées et à sous-traiter la gestion des demandes d’asile à des pays tiers se multiplient depuis 2015, ces dernières entravent l’accès des personnes en besoin de protection à la procédure d’asile, en violation des règles consacrées par la Convention de Genève. Ces politiques poussent en parallèle toujours plus de personnes à recourir à des voies dangereuses, aux mains des réseaux de passeurs et de trafiquants d’êtres humains, pour tenter d’atteindre l’UE.