Violation des droits fondamentaux des personnes migrantes : l’agence Frontex à nouveau accusée d’inaction
Équipe plaidoyer de France terre d'asile - Publié le 26 août 2024Depuis le début de l’été, des enquêtes s’appuyant sur des documents internes à l’Agence européenne de garde-frontières et garde-côtes (Frontex) révèlent un non-signalement récurrent, voire systématique, des violations des droits humains dont sont témoins ses agents aux frontières de l’Union européenne. Ces nouvelles informations s’ajoutent aux manquements dénoncés depuis plusieurs années.
Fin juin 2024, une enquête du média Balkan Insight mettait en lumière des « refoulements systématiques » à la frontière entre l’Albanie et la Grèce dont auraient été témoins les agents de Frontex au cours des années 2022 et 2023. Selon les documents internes et les témoignages récoltés par Balkan Insight, ces derniers auraient été incités à éviter de produire des « rapports d’incidents graves », pourtant obligatoires en cas de suspicion de violation des droits fondamentaux.
Début juillet, le journal espagnol El Pais publiait une enquête sur des refoulements violents et illégaux vers la Turquie, en août et septembre 2022. Si les faits avaient déjà été rendus publics, le média a eu accès à plusieurs rapports du Bureau des droits fondamentaux de Frontex datant de mars 2023 révélant que l’agence avait connaissance de la responsabilité des garde-côtes grecs. Une plainte est en cours contre Frontex devant la CJUE par un survivant du refoulement, qui demande le retrait de Frontex de Grèce, au vu de son inaction.
L’Officier aux droits fondamentaux de l’agence, Jonas Grimheden, s’était lui-même inquiété du traitement des violations des droits fondamentaux au sein de Frontex. Le média EU Observer a ainsi publié fin juin des documents internes datant de fin 2023, dans lesquels ce dernier faisait part de son inquiétude au conseil d’administration de Frontex concernant le faible nombre de « rapports d’incidents graves » émis par les agents. En cause selon lui : une peur de répercussions. Les documents ne précisent pas de quelle nature seraient ces répercussions. EU Observer fait toutefois référence au témoignage d’un agent dont l’équipe avait assisté à un refoulement par des garde-côtes grecs, qui avait cherché à dénoncer les faits, et qui avait ensuite vu son équipe se faire envoyer vers des zones où il n’y avait « absolument aucun migrant ».
Dans son rapport annuel pour l’année 2023, publié début juillet, l’Officier aux droits fondamentaux réitère ce constat : il y a au sein de l’agence Frontex un phénomène de « sous-déclaration importante des cas due à un manque de sensibilisation ou de connaissances, à la pression des pairs ou à la peur des représailles ».
La sonnette d’alarme déjà tirée
Si ces documents ont été révélés au cours de l’été, des cas similaires avaient déjà été mis en lumière à plusieurs reprises par le passé. De nombreuses voix s’élèvent depuis des années pour demander une réforme du fonctionnement de l’agence, afin d’assurer un signalement effectif des violations des droits humains.
L’Office européen de lutte anti-fraude (OLAF) a ouvert une enquête en 2020 à la suite d’alertes lancées par plusieurs médias et ONG révélant la complicité de Frontex dans des pushbacks perpétrés par les autorités grecques.
En 2021, le Parlement européen a créé un Frontex Scrutiny Working Group (Groupe de travail sur le contrôle de Frontex) : il a conclu à des « déficiences des mécanismes de Frontex pour suivre, rapporter et évaluer les situations et évolutions en matière de droits fondamentaux ». Il a alerté par ailleurs sur « le manque de coopération du directeur exécutif » sur la question, pointant par exemple les délais de recrutement de nouveaux observateurs des droits fondamentaux, prévu dans le règlement sur l’organisation et les missions de Frontex du 13 novembre 2019.
Les conclusions de l’enquête de l’OLAF, rendues publiques en 2022, ont appuyé cette dernière conclusion : le Bureau des droits fondamentaux de Frontex voit sa mission entravée par l’absence de réaction de l’agence face à des violations avérées des droits fondamentaux des personnes migrantes. L’enquête a révélé que ces difficultés résultaient de décisions entravant les capacités d’action du contre-pouvoir interne que représente le bureau des droits fondamentaux. Le management de l’agence aurait également dissimulé des cas de possibles violations des droits humains à l’Officier aux droits fondamentaux.
L’enquête a par ailleurs exposé la responsabilité de Frontex sur le terrain : l’agence aurait suspendu sa surveillance aérienne dans certaines zones pour éviter d’enregistrer des violations de la loi par des polices aux frontières des États membres, et au moins six refoulements illégaux sur lesquels l’OLAF a enquêté impliqueraient des navires de garde-côtes grecs cofinancés par Frontex. L’agence est mise en cause pour ne pas avoir mis fin aux opérations conjointes avec la garde-côtière grecque, bien que les refoulements aient été identifiés comme susceptibles de continuer.
Un retentissement important, mais pas de changement structurel
L’enquête de l’OLAF et l’attention accrue des médias, ONG et du Parlement européen ont eu un impact important, poussant à la démission Fabrice Leggeri, directeur de l’Agence pendant la période sur laquelle portait l’enquête de l’OLAF. Ce dernier est désormais eurodéputé, élu au printemps sur la liste du Rassemblement national.
En 2022, le Parlement a également refusé d’approuver les comptes 2020 de l’agence. Les critiques émises par les eurodéputés étaient sans détours : « L’Agence n’a pas réussi à protéger les droits fondamentaux des migrants et des demandeurs d’asile et aurait été impliquée, selon certains médias, dans des refoulements illégaux d’au moins 957 réfugiés entre mars 2020 et septembre 2021 ».
En 2021 déjà, le Parlement européen avait demandé le gel d’une partie du budget 2022 de Frontex, souhaitant le rendre disponible uniquement « lorsque l’Agence aura rempli un certain nombre de conditions spécifiques », notamment le recrutement d’officiers aux droits fondamentaux, la mise en place d’un mécanisme de signalement des incidents graves aux frontières extérieures et la création d’un système opérationnel de surveillance des droits fondamentaux.
En octobre 2023, la commission des libertés civiles du Parlement européen, qui avait mené l’enquête citée précédemment, a reconnu que des efforts avaient été déployés au sein de l’agence, mais a précisé que les députés attendaient toujours « un changement dans la culture de travail de Frontex », notamment en ce qui concerne le respect des « droits fondamentaux, la transparence et l’efficacité des procédures internes ».
Malgré les différents avertissements et enquêtes, les révélations récentes semblent démontrer que la situation sur le terrain n’a pas évolué. L’agence poursuit également ses missions en Grèce, alors que les garde-côtes grecs sont accusés d’avoir provoqué indirectement la mort de dizaines de personnes exilées.
Malgré ces révélations et la demande politique croissante de réforme de l’agence, Ursula von der Leyen, récemment réélue, a annoncé vouloir tripler le nombre de garde-frontières et garde-côtes, sans mentionner un possible conditionnement à des réformes effectives en matière de respect des droits humains.