À la frontière entre le Bélarus et l’Union européenne : refoulements, militarisation et politique de répression
Équipe plaidoyer de France terre d’asile - Publié le 5 mars 2025
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De nombreuses personnes exilées se cachent à la frontière entre le Bélarus, la Pologne et la Lituanie. Refoulées aux frontières de l’Union européenne, nombre d’entre elles disparaissent ou perdent la vie et de nombreux témoignages attestent de violences et de violations des droits humains.
Depuis 2021, l’Union européenne (UE) accuse le régime d’Alexandre Loukachenko d’instrumentaliser des personnes exilées aux frontières polonaises et lituaniennes dans un but de déstabilisation. La peur et le rejet d’une « crise migratoire » par les pays européens a provoqué une militarisation de la zone et une répression violente.

À la frontière polonaise, les personnes exilées sont refoulées par les gardes-frontières polonais, ou renvoyées vers la Pologne par les Bélarusses. Elles sont nombreuses à être portées disparues, et des corps sont régulièrement retrouvés par les associations dans la forêt dense et glaciale de Białowieża. Les ONG sont parfois contactées directement par les familles, qui n’ont plus de nouvelles de leurs proches. Elles travaillent également à l’identification des défunts, afin de permettre aux familles de faire leur deuil, bien qu’ils soient rarement rapatriés auprès de leurs proches.
L’Organisation Internationale pour les Migrations (OIM) alertait déjà en 2021 sur les conditions de vies inhumaines des personnes exilées à la frontière, notamment « un accès limité à l’eau potable et à la nourriture, à l’assistance médicale, aux installations sanitaires et aux abris ». A l’heure actuelle, la situation est loin de s’être améliorée et les personnes exilées cachées dans la forêt survivent malgré des températures inférieures à zéro, la crainte des animaux sauvages, le manque d’eau et de nourriture. Les tentatives de traversée de la frontière exposent les personnes à de multiples formes de blessures et de violences, causées par les clôtures et les gardes-frontières. Coincées entre les deux pays, les personnes migrantes sont battues, dépouillées de leurs biens et abandonnées dans la nature. Les associations humanitaires ont notamment soigné des personnes souffrant de fractures et de morsures de chiens.
Refoulements vers la « zone de la mort »
Les gardes-frontières lituaniens et polonais pratiquent régulièrement des refoulements vers le Bélarus, une pratique pourtant interdite par le droit international. Les chiffres des autorités sur les refoulements et les demandes d’asile sont difficilement accessibles, mais un rapport réalisé par un consortium d’ONG évalue à 13 600 le nombre de refoulements perpétrés par la Pologne, et à 1 002 par la Lituanie, en 2024.
Depuis 2021, la Pologne construit un mur à la frontière bélarusse : une clôture de 5,5 mètres de haut, surmontée de barbelés, est renforcée par une barrière de surveillance électronique. La législation autorise les gardes-frontières à avoir recours à la force en cas de « menace à la sécurité nationale », leur permettant de tirer sur les personnes qui tenteraient de traverser la frontière. Le gouvernement polonais a également mis en place une zone tampon, interdite d’accès en dehors des forces de l’ordre, y compris aux travailleurs humanitaires. Ces zones d’exclusion s’étendent jusqu’à deux kilomètres à l’intérieur du territoire polonais et entravent l’action des associations. Les autorités polonaises refusent de délivrer les autorisations officielles nécessaires pour fournir une aide humanitaire dans la zone d’exclusion, contraignant les ONG à opérer sans autorisation ou à abandonner leur mission.
À la frontière, des « milices civiles » polonaises viennent de surcroît soutenir les autorités et « défendre leur pays et leurs valeurs », encourageant une lutte « contre cette vague d’immigration clandestine ». Les associations présentes s’inquiètent de ce phénomène et du danger qu’il représente pour les personnes exilées et la sécurité des travailleurs humanitaires.
La Cour européenne des droits de l’Homme (CEDH) a été saisie dans trois affaires concernant des refoulements et des violences aux frontières polonaises, lettones et lituaniennes, perpétrés par les autorités entre 2021 et 2023.
L’instrumentalisation, avatar de la crise de l’accueil
Depuis 2021, les pays frontaliers du Bélarus dénoncent une « guerre hybride » de Vladimir Poutine et Alexandre Loukachenko, visant à instrumentaliser des personnes exilées pour faire pression sur l’UE. Donald Tusk, premier ministre polonais, accuse les régimes russes et bélarusses de chercher à « déstabiliser le bloc » européen, en représailles de la non-reconnaissance de l’élection de Loukachenko en 2020 par l’UE et des sanctions européennes imposées au Bélarus suite à la répression des manifestations pro-démocratie la même année.
L’instrumentalisation des personnes migrantes, débutée en 2021, se ferait dès leur pays de départ. Des agences touristiques proposeraient des publicités de voyage au Bélarus – voire directement vers l’UE – et déposeraient des demandes de visas de courte durée ou de groupe pour les personnes répondant aux offres. Une fois arrivées sur le sol bélarusse, les personnes exilées seraient accueillies par les agences de voyage qui misent sur la poursuite de leur trajet vers l’UE. Les autorités ont cependant constaté que certaines personnes restaient au Bélarus. Le gouvernement a donc changé de stratégie en transportant les personnes exilées directement aux frontières polonaises et lituaniennes, menaçant leur vie si elles revenaient. Ce qui a créé des nasses de milliers de personnes à la frontière.
En 2015, la hausse du nombre de personnes en besoin de protection arrivant en Europe et l’échec d’une politique de répartition au sein de l’UE a amené les États membres à multiplier les instruments empêchant les arrivées. Dans une logique de fermeture, les États membres ont érigé des murs à leurs frontières et ont externalisé l’accueil, l’asile et le contrôle des frontières à des pays tiers, telles que la Turquie, le Maroc, la Libye, la Tunisie, la Mauritanie ou l’Égypte. Cette externalisation des responsabilités européennes a permis à certains États d’utiliser les personnes exilées comme moyen de « pression » contre l’UE.
L’accord signé avec la Turquie en 2016 pour limiter l’arrivée des réfugiés syriens a ainsi été utilisé par le président Recep Tayyip Erdoğan. Lors du renouvellement de l’accord en 2020, la Turquie a ouvert ses frontières avec la Grèce, encourageant les personnes migrantes à rejoindre l’Europe pour faire pression sur l’UE et obtenir une contrepartie financière accrue. En mai 2021, dans un climat de tension diplomatique avec l’Espagne, le Maroc a également suspendu ses contrôles à la frontière de l’enclave de Ceuta, laissant entrer près de 10 000 personnes sur le territoire de l’UE en l’espace de deux jours.
Au mépris de leurs obligations juridiques internationales et européennes, les États membres ont réagi en fermant leurs frontières. La Grèce a suspendu l’enregistrement des demandes d’asiles pendant un mois et l’Espagne a renvoyé « à chaud » près de 8 000 personnes, dont des mineurs. Les résolutions de l’UE exhortant les pays tiers à respecter les accords migratoires sur le plan des droits humains ne l’ont pas empêchée de renouveler ces derniers, ni de poursuivre l’externalisation du contrôle des frontières. En coopérant avec des pays moins-disant en matière de droits humains, l’UE contourne ses responsabilités, bafoue les droits des personnes migrantes et nourrit le risque d’instrumentalisation des personnes exilées.
L’UE réplique, non sans danger pour les personnes exilées
Le Pacte européen sur la migration et l’asile adopté en mai 2024 par l’UE a introduit des dérogations au droit d’asile en cas « d’instrumentalisation » des personnes migrantes par des « acteurs étrangers étatiques » : la durée de l’enregistrement des demandeurs d’asile à la frontière pourra être allongée et le nombre de personnes accueillies réduit. L’instrumentalisation des personnes exilées et la réponse des États membres sont donc entrées dans le cadre juridique européen. La définition du terme « instrumentalisation » demeure pourtant extrêmement floue, ouvrant la voie à une large interprétation et à une manipulation du concept. Certains pays modifient aussi leur législation nationale, comme la Finlande avec sa « loi sur les mesures temporaires de lutte contre l’immigration instrumentalisée », aussi connue comme « loi sur les pushbacks ».
Depuis janvier 2025 et le début de la présidence polonaise du Conseil, l’UE a octroyé aux pays confrontés aux « menaces hybrides liées à la militarisation des migrations » la possibilité de suspendre temporairement le droit d’asile. L’Union fait donc des concessions aux démocraties illibérales, alors même que Tusk s’est montré très critique à l’égard du droit européen et particulièrement virulent au sujet du Pacte sur la migration et l’asile.
La Hongrie, l’Estonie et la Lettonie ont imité la Pologne en construisant des murs à leurs frontières. En 2021, bien que douze pays aient adressé une demande officielle à la Commission, Ursula Von der Leyen avait affirmé que l’UE ne financerait pas de barrières physiques aux frontières. Mais lors d’une session plénière au Parlement européen en janvier 2025, Magnus Brunner, commissaire européen chargé des affaires intérieures, a laissé entendre que l’UE pourrait financer des barrières physiques à ses frontières extérieures, déclarant que « suite aux tendances observées ces dernières années, il [était] clair que les besoins globaux en matière de gestion des frontières [devaient] être réévalués ». L’UE finance actuellement des unités mobiles et stationnaires, des systèmes de surveillance et a récemment accordé 170 millions d’euros supplémentaires aux pays limitrophes de la Russie et du Bélarus.
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