Accord Italie-Albanie : vers une réduction des garanties des demandeurs d’asile
Équipe plaidoyer de France terre d'asile - Publié le 18 décembre 2023©Governo Italiano- Presidenza del Consiglio dei Ministri
Suite à une visite privée de Giorgia Meloni en Albanie, cet été, à Vlora, et du rapprochement des deux pays dans le contexte de la candidature de l’Albanie à l’Union européenne (UE), un renforcement de leur coopération en matière migratoire a vu le jour sous la forme d’un protocole d’accord signé lundi 6 novembre 2023 et précisé par un projet de loi voté en Cabinet des ministres le 5 décembre. La ratification parlementaire de cet accord a été suspendu le 14 décembre 2023 par la Cour constitutionnelle albanaise.
L’objectif de cet accord est de créer en Albanie un premier centre d’identification au port de Shengjin. C’est vers ce centre que les personnes sauvées en mer par les autorités italiennes lors des missions de recherche et de sauvetage, et qui ne répondraient pas aux conditions d’entrée sur le territoire italien seraient envoyées. Après cette première phase de contrôle d’identité, de sécurité et sanitaire, ces personnes pourraient être envoyées dans un centre dans l’arrière-pays, dans la base militaire de Gjader, pour la suite des procédures. Ces procédures ne sont pas clairement définies dans le protocole, mais il pourrait s’agir de l’étude des demandes d’asile ainsi que l’organisation de leur retour vers les pays d’origine. Pour cela, l’Albanie a autorisé l’usage de ces deux zones par les autorités italiennes durant la période de validité de l’accord, à savoir cinq ans à partir de son entrée en vigueur, renouvelable. Ces centres devraient être opérationnels au printemps 2024, et pourraient accueillir jusqu’à 3 000 personnes migrantes à la fois, soit environ 39 000 par an selon les prévisions. Le coût estimé par le gouvernement pour la création et le fonctionnement de ces centres est de 87 millions d’euros, dont 30 millions pour la seule construction des centres.
Un accord contraire au droit européen et albanais ?
Les deux centres seraient entièrement financés et gérés par l’Italie et fonctionneraient donc sous sa juridiction. Le droit européen s’appliquerait également (article 4 du protocole). Cependant l’Albanie assurerait la surveillance extérieure des structures et pourrait intervenir au sein de celles-ci avec l’autorisation des autorités italiennes.
Concernant l’accès au territoire albanais des personnes migrantes, il serait circonscrit aux centres et ne serait permis que pendant les délais de leurs procédures administratives. Ces personnes seraient ensuite déplacées en Italie pour la suite de leurs procédures, pour leur installation au titre de bénéficiaire d’une protection internationale ou bien le retour vers leur pays d’origine serait organisé depuis l’Albanie, par les autorités italiennes. L’entièreté des frais de déplacement serait assurée par l’Italie (article 9 du protocole).
Il n’est pas encore certain cependant quelles procédures administratives pourront être menées en dehors du territoire européen. La directive qui régit l’octroi et le retrait de la protection internationale dans l’UE, dite « Procédure », s’applique sur le territoire des Etats membres et à leur frontière et ne concerne pas leur représentation à l’étranger. Ainsi, si des demandes d’asile étaient traitées dans les centres italiens en Albanie, elles ne relèveraient pas nécessairement du droit communautaire, comme l’a d’ailleurs précisé Ylva Johansson, commissaire européenne aux affaires intérieures.
Toutefois, cette-même directive rappelle qu’il est interdit d’expulser un demandeur d’asile du territoire où sa demande d’asile est en train d’être étudiée. Ainsi, la question centrale, soulevée par l’analyse préliminaire du Conseil européen pour les réfugiés et les exilés (ECRE) et par la société italienne de droit international et droit de l’UE, sera de savoir à quel moment aura lieu la demande d’asile. Si elle a lieu suite à un débarquement initial en Italie, Rome sera responsable de sa demande et elle ne pourra pas renvoyer les demandeurs en Albanie. Si les demandes d’asile ont lieu directement dans les centres en Albanie elles seront traitées par les autorités italiennes, possiblement en dehors du droit communautaire et la protection qui pourra être octroyée sera nationale.
En réponse à ces questions et pour se conformer au droit international interdisant le refoulement de personnes demandant l’asile, le Cabinet des ministres a précisé dans son projet de loi, que seules les personnes migrantes sauvées dans les eaux internationales pourraient être envoyées en Albanie. Toutefois, cela reste encore à confirmer par les juridictions italiennes et européennes.
En outre, cet accord ne devrait pas s’appliquer aux personnes vulnérables, aux femmes enceintes et aux mineurs, toutefois le lieu de cette étude de vulnérabilité et les critères la composant demeurent encore indéfinis.
Le déplacement de personnes des eaux internationales vers l’Albanie puis de l’Albanie vers l’Italie soulève – outre le problème de l’anxiété que cela causerait chez les personnes migrantes – des interrogations d’ordre environnemental et économique non négligeables et pose la question de la proportionnalité de cet accord aux enjeux migratoires auxquels est confronté l’Italie.
Enfin, l’opposition albanaise (le Parti démocrate) et 28 autres députés ont déposé un recours devant la cour constitutionnelle du pays car ils estiment que le champ d’application de cet accord est trop large, en ce que l’Albanie renonce à sa souveraineté sur une part de son territoire. La Cour a jusqu’au 6 mars pour rendre un arrêt quant à la conformité de cet accord aux principes constitutionnels albanais.
Multiplication des projets d’externalisation de la gestion migratoire
La signature de cet accord s’intègre dans un phénomène plus large d’externalisation de la gestion de l’asile au-delà des frontières européennes, comme en témoignent par exemple le mémorandum d’entente signé entre l’UE et la Tunisie et les possibilités d’un accord entre le Royaume-Uni et le Rwanda, décrié par la Cour européenne des droits de l’Homme et jugé illégal par la Cour d’appel de Londres. La différence majeure entre la tentative britannique et celle de l’Italie avec l’Albanie est que l’Albanie est partie à la Convention européenne des droits de l’Homme, tandis que le Rwanda ne l’est pas et n’est pas considéré comme un pays sûr par plusieurs États membres.
L’Italie justifie l’envoi d’exilés en Albanie par l’augmentation ces dernières années des débarquements sur son territoire. Elle impute cette hausse à l’« effet d’attraction des sauvetages en mer » pour les personnes migrantes souhaitant venir en Europe. Toutefois, une étude récente réalisée par l’université de Potsdam, l’école Hertie et le Centre allemand de recherche sur l’intégration et la migration (DeZIM), a démontré qu’ « il n’existe aucune preuve empirique systématique que les mouvements migratoires sont influencés par le sauvetage maritime » et que les résultats « suggèrent plutôt que d’autres facteurs tels que la violence, la pauvreté, l’instabilité politique et les prix des matières premières sont déterminants pour les mouvements ».
Au-delà de l’accroissement des arrivées, Rome critique surtout le nombre important de demandes d’asile dont elle se retrouve responsable, du fait notamment du critère de première entrée exposé dans le règlement Dublin. Selon ce critère, l’Italie et ses voisins du pourtour méditerranéen, se retrouvent en charge de la quasi-totalité des demandes d’asile des personnes débarquées sur leur territoire. Depuis de nombreuses années, l’Italie demande des mesures de solidarité de la part des autres pays de l’UE, qui sont jusqu’ici restées modestes. Les réformes du droit d’asile européen en cours de négociation ne penchent pourtant pas dans cette direction.
Rome doit aussi encore répondre aux nombreuses interrogations quant à la mise en œuvre de cet accord, alors que le gouvernement italien et les institutions européennes peinent toujours à répondre aux défaillances du régime d’asile européen d’asile commun (RAEC).