Cinq ans après, qu’en est-il de l’accord migratoire UE-Turquie ?
À l’occasion du Conseil européen qui s’est tenu le 25 mars dernier, les 27 chefs d’État de l’Union européenne (UE) ont annoncé leur volonté de renouveler l’accord migratoire conclu avec la Turquie en mars 2016, visant à limiter les arrivées sur le territoire de l’Union. Si un accord de principe a été donné sur son renouvellement, la Commission européenne doit encore présenter une proposition financière au Conseil détaillant les conditions de la poursuite de cet accord.
Après plusieurs mois de tensions avec la Turquie, la Présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen et le Président du Conseil européen, Charles Michel, se sont rendus à Ankara le 6 avril pour rencontrer le président turc Recep Tayyip Erdogan, dans le but notamment de renouer le dialogue autour de la question migratoire.
Dans un contexte de hausse des arrivées dans l’UE, une Déclaration, dite « accord UE-Turquie », a été adoptée le 18 mars 2016, ayant pour objectif principal « d’éviter qu’une route de migration irrégulière ne s’ouvre » au départ du territoire turc en direction de l’UE. L’accord prévoyait ainsi principalement le renvoi en Turquie de « tous les migrants en situation irrégulière qui partent du territoire turc pour gagner les îles grecques », et la mise en place d’un programme de réinstallation pour chaque Syrien renvoyé en Turquie au départ des îles grecques, dans la limite de 72 000 personnes. De plus, l’UE s’était engagée à verser à la Turquie une aide financière d’un montant de six milliards d’euros, à relancer le processus d’adhésion du pays à l’UE, et à mettre en place une procédure de libéralisation des visas pour les ressortissants turcs.
Dès son adoption en 2016, de nombreuses organisations de défense des droits des réfugiés et des demandeurs d’asile en Europe se sont opposées à cette Déclaration, jugée « contraire à l’éthique ». Alors que cet accord, qui signe l’externalisation de la politique migratoire et d’asile de l’Union, est en passe d’être renouvelé, quel bilan peut-on dresser de sa mise en œuvre ?
La Déclaration UE-Turquie : 5 ans d’une coopération contestée et contestable
L’accord, dont l’objectif principal était de limiter le nombre d’arrivées en Europe depuis la Turquie, a eu un impact significatif sur le nombre d’arrivées de migrants en Europe et en particulier en Grèce. Alors que près de 861 630 personnes avaient rejoint la Grèce en 2015 depuis la Turquie, le nombre d’arrivées recensées a chuté à 36 310 l’année suivant la signature de l’accord, avant de remonter à 74 613 en 2019. Le nombre de personnes disparues en mer Égée a également diminué, passant de 441 cas en 2016 à 71 en 2019. Si la Déclaration UE-Turquie a joué un rôle important, il n’existe cependant pas de preuves avérées que la diminution du nombre de migrants arrivant en Grèce serait due exclusivement à la mise en œuvre de l’accord. L’évolution des routes migratoires, due notamment au renforcement des contrôles le long de la « route des Balkans », tout comme les évolutions législatives favorables en Turquie en 2016 à l’égard des réfugiés syriens leur accordant le droit de travailler, auraient également contribué à la diminution du nombre d’arrivées en Grèce.
L’accord migratoire prévoyait également le renvoi en Turquie de l’ensemble des migrants arrivés de manière irrégulière dans les îles grecques à partir du 20 mars 2016. Depuis cette déclaration, les demandeurs d’asile qui arrivent sur les îles égéennes, principalement à Lesbos, Samos, Chios, Leros et Kos, doivent être nécessairement enregistrés et transférés dans les « centres d’accueil et d’identification » de ces îles, plus communément appelés « hotspots », dans l’attente de l’examen de leur demande et de leur éventuel renvoi vers la Turquie. Le manque de moyens des autorités grecques et de réponse coordonnée de la part de l’UE ont entraîné des retards conséquents de traitement des demandes d’asile, et la rétention pendant de longs mois de plusieurs milliers de migrants et demandeurs d’asile sur les îles dans des conditions d’accueil indignes. Le camp de Moria sur l’île de Lesbos, ravagé par un incendie dans la nuit du 8 au 9 septembre 2020, où vivaient près de 12 700 personnes dans des conditions de vie insalubres, est ainsi devenu le symbole de l’échec de cette « approche hotspots ».
Par ailleurs, alors même qu’il s’agissait d’un des axes centraux de l’accord, peu de renvois de personnes n’ayant pas sollicité ou ayant été déboutées de l’asile en Grèce ont été effectués vers la Turquie durant les cinq années de mise en œuvre de l’accord. Ainsi, selon un rapport de la Commission européenne publié le 22 mars 2021, seuls 2 140 migrants ont été renvoyés en Turquie entre la date de la signature de l’accord et mars 2020. Ce dernier indique notamment que les autorités turques ont suspendu les retours au titre de la Déclaration depuis mars 2020, en invoquant les restrictions liées à la pandémie de Covid-19. Le refus par la Turquie des demandes de réadmissions semble également jouer un rôle. À titre d’exemple, en janvier 2021, la Grèce a adressé une demande officielle de réadmission de près de 1 450 personnes déboutées de l’asile, que la Turquie n’a toujours pas accepté.
En parallèle, en Turquie, le nombre de réinstallations de réfugiés syriens vers les États membres de l’UE a également été très limité. En cinq ans, seuls 28 300 réfugiés syriens ont été réinstallés dans 20 États européens, bien loin des 72 000 personnes attendues, illustrant ainsi le manque de solidarité de certains États européens pour l’accueil des personnes en besoin de protection. Sur le plan financier, les six milliards d’euros ont été contractualisés et 65 % ont déjà été versés. Ce financement a permis de soutenir et d’améliorer le système d’asile turc et les services liés à l’éducation, à la santé ou encore à l’emploi pour les réfugiés présents en Turquie, mais le Conseil Européen pour les réfugiés et les exilés (ECRE) souligne que ces avancées se seraient produites y compris sans l’accord.
Un renouvellement sous haute tension
Face à l’échec de la mise en œuvre de plusieurs éléments centraux de la Déclaration, le gouvernement turc indique vouloir renégocier l’accord. Alors que le pays accueille désormais près de quatre millions de réfugiés et demandeurs d’asile sur son sol, le président turc réclame une aide financière accrue de la part de l’Union, dénonçant notamment qu’une partie des six milliards d’euros promis par l’Union européenne pour l’accueil des réfugiés n’ait pas encore été versée et regrettant que cette dernière soit allouée directement aux organisations de la société civile, sans transiter par les caisses de l’État.
Afin d’exercer une pression politique sur l’UE, le président turc a ouvert, le 27 février 2020, ses frontières avec la République hellénique, encourageant les personnes migrantes à rejoindre l’Europe par la Grèce. Cette situation a conduit à la constitution d’un camp informel de migrants à la frontière gréco-turque, où se trouvaient, fin mars 2020, près de 5 000 migrants dans des conditions déplorables. En réaction, les autorités grecques ont décidé, le 2 mars 2020, de suspendre l’enregistrement des demandes d’asile pendant un mois, tandis que la Commission européenne s’engageait à verser 700 millions d’euros d’aide au gouvernement grec, en plus de la mise en place d’un mécanisme de relocalisation des mineurs isolés présents dans les îles grecques vers des États membres volontaires.
Si selon la Commission européenne la situation aux frontières maritimes et terrestres avec la Grèce s’est stabilisée depuis mars 2020, de nombreux médias et organisations de la société civile observent, une hausse des pratiques de renvois sommaires de migrants en mer Égée. Ainsi, un rapport de l’ONG allemande Mare Liberum indique que près de 9 798 personnes ont été refoulées vers la Turquie par les autorités grecques avec l’implication supposée de Frontex en 2020. L’Union européenne, qui a vivement condamné que l’ouverture des frontières soit utilisée comme un moyen de pression politique de la part de la Turquie, appelle depuis le pays à respecter ses engagements pris dans le cadre de la Déclaration, et notamment à réactiver les réadmissions de migrants depuis la Grèce, à l’arrêt depuis le début de la pandémie.
Les organisations de la société civile, quant à elles, continuent de s’opposer au renouvellement de l’accord UE-Turquie, qui entraîne le maintien de milliers de demandeurs d’asile sur les îles grecques. Les ONG dénoncent par la même occasion l’absence de solidarité et de partage des responsabilités au niveau européen, qui accentue la pression sur la Grèce. Alors que des États membres s’étaient engagés à relocaliser 5 100 personnes depuis la Grèce suite à l’ouverture de la frontière turque en 2020, seules 3 809 d’entre elles ont été transférées vers une dizaine d’États de l’UE au 27 avril 2021. Au total, 17 200 réfugiés et demandeurs d’asile se trouvaient encore bloqués dans les îles grecques à la mi-février. Dans une déclaration conjointe signée par huit ONG le 18 mars 2021, parmi lesquelles Amnesty International, Oxfam et Human Rights Watch – les organisations de la société civile exhortent ainsi les institutions européennes à prendre en compte la situation sur les îles grecques, et à tirer les leçons des échecs de la politique migratoire européenne survenus depuis la mise en place de l’accord UE-Turquie.
Alors que la Déclaration UE-Turquie signe l’externalisation des responsabilités de l’Europe en matière d’asile, la renégociation d’un tel accord ne peut engendrer que de nouvelles souffrances et violations des droits de l’homme. La coopération avec les pays tiers, si elle doit être renforcée, ne doit pas avoir pour seul objectif de prévenir les arrivées et d’augmenter le nombre de retours et de réadmissions.
Article publié le 29/04/2021.