L’accès à l’Europe par la Méditerranée : retour sur dix ans de politique européenne
Durant l’été 2018, la mer Méditerranée a été le théâtre de situations de détresse témoignant de l’impasse dans laquelle les États membres de l’Union européenne se sont engouffrés lorsqu’il s’agit de sauver des vies en mer aux confins de l’Europe. Hausse du nombre de décès, criminalisation de l’activité des ONG de sauvetage en mer et refus croissants des États européens d’accueillir dans leurs ports les navires humanitaires : autant de conséquences qui nécessitent de revenir sur la politique européenne en matière d’accès au territoire européen.
Une route vers l’Europe toujours plus dangereuse
Depuis près de dix ans, la route méditerranéenne est au cœur des actualités européennes. Source de divergences entre les dirigeants européens, la Méditerranée fait surtout parler d’elle en raison du nombre important de naufrages et de décès dont elle a été le théâtre depuis plusieurs années. Cette route dangereuse a même été marquée par des tragédies, comme le drame de Lampedusa en 2013 où environ 360 morts ont été dénombrés après le naufrage d’une embarcation de migrants. Aujourd’hui, on distingue trois grandes routes maritimes permettant de rejoindre l’Europe depuis l’Afrique et le Moyen-Orient : la route de l’est-Méditerranée reliant la Turquie à la Grèce, la route de la Méditerranée centrale reliant la Tunisie et la Libye à l’Italie et Malte et enfin, la route de l’ouest-Méditerranée reliant le Maroc à l’Espagne.
Selon les chiffres de l’Organisation internationale pour les migrations (OIM) environ 22 000 personnes auraient perdu la vie en tentant de rejoindre l’Europe entre 2000 et 2015. Concernant la traversée de la Méditerranée, le nombre de décès s’élevait 3 700 en 2016 et 2 800 en 2017. Certains naufrages, comme le drame de Lampedusa évoqué précédemment, ont d’ailleurs particulièrement éveillé les consciences sur la dangerosité des routes méditerranéennes. Même si le nombre de personnes tentant la traversée a aujourd’hui diminué, le nombre de décès reste toujours aussi élevé : entre janvier et juillet 2018, le HCR soulignait qu’une personne sur 18 tentant la traversée par la Méditerranée est décédée ou a disparu en mer, alors que cela représentait une personne sur 42 au cours de la même période en 2017.
Pourtant, les États européens sont soumis aux règles internationales de secours et de sauvetage en mer. Plusieurs traités relatifs au droit de la mer, tels que la Convention internationale pour la sauvegarde de la vie humaine en mer (SOLAS) de 1974, et la Convention Internationale sur la Recherche et le Sauvetage maritime (SAR) de 1979, imposent aux États signataires l’obligation de fournir une assistance à toute personne en situation de détresse en mer sans aucune discrimination, ainsi que l’obligation de coopérer pour permettre le débarquement rapide des personnes secourues en un lieu sûr. Aussi, le principe de non-refoulement doit être respecté : le renvoi de toute personne vers un lieu où elle risque d’y subir de mauvais traitements est prohibé. Enfin, en fonction de la zone de recherche et de sauvetage, les autorités concernées ont la responsabilité de mettre en place, en amont, les moyens de communication, de détection et de réalisation des sauvetages.
Un renforcement des pratiques de contrôle et de surveillance aux frontières extérieures de l’Europe
Selon l’OIM, l’augmentation du nombre de décès en Méditerranée serait intrinsèquement liée à la difficulté croissante pour les migrants d’accéder au territoire européen. La migration légale étant devenue de plus en plus stricte depuis le début des années 2000, les personnes se tournent vers des moyens illégaux pour migrer.
Pour contrer ce phénomène, l’Union européenne n’a eu de cesse, au fil des années, de renforcer sa politique d’accès à ses frontières extérieures. Pour ce faire, l’agence Frontex a été créée en 2004 avec pour objectif la coordination de la coopération des États membres en matière de gestion des frontières extérieures. Le système « Rabit », lancé en 2007, permet notamment la mise en place d’équipes d’intervention rapide aux frontières pour fournir une assistance à un État membre faisant face à un « afflux massif » de migrants irréguliers. En 2013, le « système européen de surveillance des frontières » EUROSUR a été créé à des fins d’échange d’informations. Il est venu renforcer le dispositif de gestion des frontières extérieures de l’Europe.
Compte-tenu du nombre toujours plus élevé de personnes tentant d’accéder au territoire européen par la mer, Frontex a progressivement étendu son action vers le sauvetage en mer. Dès 2006, l’agence européenne a lancé plusieurs opérations, comme Agios et Gate of Africa en Espagne, afin d’aider les autorités nationales dans leurs activités de recherche et de sauvetage. Frontex est également venue appuyer depuis cette même année plusieurs autres pays européens comme l’Italie et la Grèce avec l’opération Poséidon. En 2015, l’opération Triton a été lancée en Méditerranée centrale, à la suite de l’opération italienne Mare Nostrum, lancée en 2013 et qui avait permis de sauver 166 000 personnes jusqu’à son démantèlement en novembre 2014. Disposant de peu de moyens et agissant sur une zone plus restreinte que Mare Nostrum, Frontex a étendu le champ géographique de l’opération Triton, de manière à répondre plus efficacement aux missions de recherche et de sauvetage qui lui sont imposées depuis 2016. Par ailleurs, l’Union européenne a mis en place l’opération militaire EUNAVFOR MED pour démanteler les réseaux de passeurs et de trafiquants d’êtres humains dans la partie sud de la Méditerranée.
Pour assurer une meilleure sécurité des frontières extérieures de l’Union, Frontex est devenue en 2016 l’« Agence européenne des garde-frontières et des garde-côtes », avec des missions et des capacités considérablement renforcées (rôle plus important en matière de retour, prévention de la criminalité transfrontalière, moyens humains et équipements propres etc.). Dans ce nouveau cadre a été lancée en février 2018 l’opération Thémis, en remplacement de l’opération Triton, qui inclut désormais un volet de lutte contre les activités criminelles.
Les actions des ONG comme recours à la défaillance européenne en matière de sauvetage ?
Selon l’organisation Amnesty International, les ONG ont assuré en Méditerranée une contribution essentielle en matière de sauvetage en remplissant le vide créé par les gouvernements européens. L’organisation privée maltaise Migrant Offshore Aid Station fût la première association à déployer un navire humanitaire en Méditerranée, en août et septembre 2014. En 2015, la coopération entre plusieurs ONG, ainsi qu’entre organisations étatiques, a permis de sauver la vie de plus de 150 000 personnes. En 2016, un nombre croissant d’ONG s’est spécialisé dans le sauvetage en mer : SOS Méditerranée, Jugend Retter, Life Boat, Proactiva Open Arms, etc. D’après les garde-côtes italiens, elles ont contribué à 40 % des sauvetages en Méditerranée entre 2017 et juin 2018.
Pourtant, en parallèle, certaines ont été accusées de contribuer au travail des passeurs. L’Italie, la Grèce et Malte ont ainsi déclenché des enquêtes administratives et pénales à leur encontre, dans le but de déterminer si les activités des ONG s’inscrivaient dans le cadre de l’aide humanitaire ou si, le cas échéant, elles ne consistaient pas en un trafic de migrants. Cependant, la plupart de ces actions a débouché sur un acquittement ou un non-lieu, faute de preuves. En 2017, l’Italie a présenté un Code de conduite à destination des ONG, leur interdisant de rentrer dans les eaux territoriales libyennes et de communiquer avec les trafiquants.
En première ligne de l’arrivée en nombre de personnes migrantes, les États du sud de l’Europe, Italie et Malte en tête, ont développé une nouvelle politique : placer sous séquestre les bateaux de sauvetage des ONG dans les ports, les empêchant de faire débarquer les personnes secourues ou de repartir en mer. Ainsi, en mars 2018, accusée de favoriser l’immigration irrégulière, l’embarcation de l’ONG Proactiva Open Arms a été saisie dans un port sicilien et interdite de retour en mer. À l’été 2018, un nouveau phénomène, plus inquiétant encore, s’est développé : le refus, par les autorités italiennes et maltaises, d’accueillir dans leurs ports les embarcations des ONG ayant secouru des personnes en mer. En juin dernier, le navire humanitaire de l’ONG SOS Méditerranée, l’Aquarius, a donc été contraint de patienter pendant plusieurs jours en mer avec plus de 600 personnes à son bord avant que l’Espagne ne l’autorise à débarquer dans le port de Valence.
Après plusieurs mois de confrontations, l’Aquarius se retrouve bloqué à quai à Marseille suite à la perte de son pavillon. SOS Méditerranée accuse le gouvernement italien d’avoir exercé des pressions politiques sur Gibraltar et le Panama pour qu’ils refusent l’immatriculation du navire. Cette situation amène de nombreuses questions sur l’efficacité et l’effectivité du sauvetage des migrants en détresse en Méditerranée, d’autant plus que dorénavant la coordination des opérations de sauvetage est confiée aux garde-côtes libyens. Début octobre 2018, pour sortir de cette situation, un nouveau bateau humanitaire affrété par plusieurs associations, dont l’ONG allemande Sea Watch, était en route pour patrouiller au large de la Libye, en renfort au voilier de l’ONG espagnole Proactiva Open Arms.
Même si l’Union européenne continue de traiter la question méditerranéenne comme une priorité et que des propositions ont été faites pour mettre en place un nouveau mécanisme de débarquement des personnes secourues, l’Europe reste profondément divisée sur la stratégie à adopter, à la fois sur son territoire et dans une moindre mesure envers les pays tiers.