L’accueil des demandeurs d’asile à l’épreuve de la solidarité européenne depuis 2015
En 2015, l’Union européenne (UE) a enregistré un nombre historique de demandes d’asile avec 1 255 640 requêtes recensées dans ses États membres, soit près du double par rapport à 2014. Une grande partie peut s’expliquer par le conflit syrien qui constituait cette année-là l’objet de près de 362 800 demandes de protection ; le double de l’année précédente. Le nombre total de requêtes est ensuite resté plutôt stable en 2016 avec un peu plus d’1,2 millions de demandes, avant de diminuer progressivement pour atteindre 612 000 premières demandes en 2019.
Cette brusque augmentation a confronté l’UE au défi majeur qu’est l’accueil de ces demandeurs d’asile. Celui-ci est encadré par la directive accueil de 2003, révisée en 2013, qui fixe des normes communes minimales concernant la prise en charge dans les centres d’accueil, l’aide matérielle fournie, l’accès au logement et au marché du travail ou encore les modalités de placement en rétention. Son application est essentielle pour que les exilés puissent disposer d’un accompagnement leur permettant d’effectuer leur demande dans les meilleures conditions et dans le respect de leurs droits fondamentaux. Pour ce faire, le même texte insiste sur le principe de solidarité et de partage équitable des responsabilités entre les différents États membres.
Dans le contexte de l’accueil, la solidarité revêt un double sens. Elle s’applique aux demandeurs d’asile, qui bénéficient de l’aide de plusieurs acteurs lors de leur parcours, mais aussi entre les États membres, au travers de différents mécanismes censés partager leurs responsabilités (répartition des personnes, aide financière et matérielle aux pays etc.). Pourtant, en 2020, l’accueil des demandeurs d’asile fait toujours l’objet de nombreux débats dans l’UE, à la fois sur leur distribution entre les États membres ou quant aux conditions matérielles dont ils disposent une fois leur demande de protection déposée dans un pays. Déstabilisés par l’augmentation du nombre d’arrivées, dans quelle mesure l’UE et ses États membres ont-ils été amenés à repenser leurs politiques d’accueil depuis 2015 ? Quel rôle a joué la solidarité européenne ?
En vertu du droit international et européen, les pays doivent recueillir et examiner toutes les demandes de protection. Mais si certains gouvernements européens ont ouvertement plaidé en 2015 pour l’accueil de demandeurs d’asile, pour d’autres, il représentait davantage un fardeau. Quand l’Allemagne a accueilli plus d’un million de personnes fuyant la guerre civile syrienne en défendant l’idée de Willkommenskultur (culture de l’accueil), certains pays d’Europe de l’Est, comme la Hongrie, la République Tchèque ou la Pologne ont décidé de fermer leurs frontières. Quant à l’Italie et la Grèce, ils ont vite été rattrapés par leurs manques de moyens, à la fois humains et financiers, se trouvant en première ligne en raison de leur position géographique.
L’accueil des demandeurs d’asile demeure donc très variable dans l’UE, et la plus grande partie d’entre eux a rejoint un petit groupe d’États membres. En 2016, l’Allemagne a accueilli 60 % des primo-demandeurs d’asile, l’Italie 10,1 % et la France 6,3 %, une tendance qui s’est confirmée les années suivantes. Les disparités dans les politiques nationales et le manque d’harmonisation ont également un impact sur le taux de protection en fonction des nationalités. En 2019, 62 % des demandeurs d’asile afghans ont obtenu une protection internationale en France, contre 76 % en Espagne et 44 % en Allemagne.
Par ailleurs, les parcours d’asile s’avèrent souvent très complexes et sont rythmés par de nombreux obstacles à la fois physiques et psychologiques. Nombre des principaux itinéraires empruntés par les personnes depuis leur pays d’origine pour rejoindre l’UE sont désormais marqués par des contrôles renforcés ou sont complètement fermés. C’est par exemple le cas de la route des Balkans, très empruntée en 2015, où la Hongrie a été la première à ériger des barrières à ses frontières. Ces pratiques sont toujours d’actualité en 2020 : en avril, le gouvernement slovène a ordonné l’extension des murs de clôture le long de sa frontière sud pour décourager d’éventuels arrivants. D’autres pays, comme la Croatie, procèdent depuis 2015 à des refoulements, souvent soldés par des violences policières envers les populations migrantes, que dénoncent régulièrement les ONG.
Une fois le continent européen atteint, les conditions de vie des demandeurs d’asile demeurent souvent précaires ; certaines mesures relatives à leur accueil ayant été mises en place dans l’urgence. Depuis 2013, l’UE a créé plusieurs centres d’identification et d’enregistrement en Grèce et en Italie. Ces « hotspots » sont les premières structures à accueillir les personnes migrantes après leur traversée de la Méditerranée. Si elles ont pour but d’apporter un soutien logistique aux personnes migrantes et de les accompagner dans leur “enregistrement, identification, prise d’empreintes digitales et recueil de témoignage”, il s’agit la plupart du temps de camps surpeuplés, dans lesquels l’accès à l’éducation, à la santé et aux droits sont particulièrement difficiles et où les demandeurs d’asile séjournent pour de longues périodes. Dans les îles égéennes grecques, 38 300 personnes vivaient début mai dans des camps conçus pour accueillir 6 200 individus.
La procédure d’asile est relativement longue dans la plupart des États membres. En Grèce par exemple, même si le gouvernement dit vouloir raccourcir la durée d’examen des demandes, des entretiens ont été programmés jusqu’en 2025. Les conditions d’accueil sont également souvent insuffisantes. En France, en décembre 2019, il existait 98 564 places d’hébergement pour demandeurs d’asile – tout dispositif confondu – pour 119 915 primo-demandeurs d’asile la même année. La proposition systématique d’un logement est donc impossible et laisse de nombreux demandeurs d’asile à la rue, alors que le droit à l’hébergement digne devrait être inconditionnel pour toutes les personnes en besoin de protection.
Si la question de l’accueil est autant problématique, c’est en partie à cause de la nature du Régime d’asile européen commun (RAEC). Visant à offrir aux demandeurs, comme aux bénéficiaires, un statut uniforme et un degré égal de protection sur tout le territoire de l’Union, il comporte un volet dédié à l’accueil, sous la forme d’une directive. Celle-ci est contraignante et s’applique à tous les États membres, mais laisse aux autorités nationales le choix des moyens et de la forme pour atteindre les objectifs mentionnés, ce qui explique le manque d’harmonisation des normes liées à l’accueil dans l’UE. Pour éviter une harmonisation vers le bas, il n’est aujourd’hui pas question, à l’échelle européenne, de transformer cette directive en règlement, ce qui la rendrait pourtant contraignante dans tous ses éléments.
En outre, les mesures ad hoc sur lesquelles les États membres parviennent à trouver un accord sont souvent difficiles à appliquer puisque certains pays se montrent peu coopératifs. Dès 2015, l’accord de relocalisation qui prévoyait le transfert de demandeurs d’asile des pays en première ligne vers d’autres États membres, n’a pas été respecté par la Hongrie, la République tchèque et la Pologne. Ils n’ont accueilli, à eux trois, que 12 demandeurs d’asile, en violation du principe de solidarité européenne. En 2018, le Conseil européen proposait l’instauration de « plateformes régionales de débarquement » dans des pays tiers pour orienter les personnes secourues en mer vers un pays européen selon leur besoin de protection. Néanmoins, cette idée qui visait à externaliser les responsabilités de l’UE plutôt que de renforcer ses capacités d’accueil, n’a reçu l’assentiment d’aucun pays tiers et a divisé les États membres.
À l’échelle nationale, plusieurs pays ont modifié leur législation relative à l’accueil des demandeurs d’asile. C’est par exemple le cas de l’Espagne ou de la Grèce, où la loi adoptée à l’automne 2019 et amendée en mai 2020 vise notamment à accélérer les procédures et les retours vers la Turquie. À l’inverse, certains gouvernements ont infléchi leur position. En Italie, la ministre de l’Intérieur Luciana Lamorgese a proposé en février 2020 une révision des “décrets sécurité” de son prédécesseur Matteo Salvini, qui condamnaient l’aide aux personnes migrantes et réorganisaient les centres d’accueil par mesure d’économie. Le gouvernement transalpin envisage même de régulariser plusieurs milliers de demandeurs d’asile pour leur permettre de travailler et amoindrir les conséquences de la crise du COVID-19.
Nombre d’États membres, puisqu’ils sont conscients des problématiques liées à l’accueil et de la difficulté de la mise en place de mesures efficaces, ont, depuis 2015, mis l’accent sur des politiques d’externalisation. Celles-ci ont pour objectif de réduire l’arrivée de personnes migrantes sur leur territoire. Dans cet esprit dissuasif, plusieurs accords ont été signés entre l’UE et des pays tiers, comme le Maroc, la Libye et la Turquie. Celui de 2016 entre Ankara et Bruxelles prévoit par exemple des mesures réciproques en matière d’immigration, au détriment des droits de l’homme. En échange d’une contrepartie financière, d’un accès privilégié aux visas européens pour les citoyens turcs et de la réinstallation de réfugiés syriens présents en Turquie vers l’Europe, le gouvernement turc s’engageait à faire cesser, ou du moins diminuer drastiquement, l’arrivée de personnes migrantes se rendant en Grèce depuis son territoire.
De plus, en renforçant le mandat et les moyens de l’agence Frontex en 2016, l’UE avait pour objectif de privilégier des mesures visant à décourager les arrivées. Le Parlement européen a d’ailleurs approuvé en 2019 le renforcement du Corps de gardes-frontières et de garde-côtes en le dotant de 10 000 agents à l’horizon 2027. L’UE a également mobilisé des moyens de surveillance en Méditerranée, dans un premier temps avec l’opération Sophia lancée en 2016, qui visait à limiter les arrivées de personnes exilées dans le sud de l’Europe. Celle-ci a été remplacée le 1er avril 2020 par l’opération Irini. Elle a pour objectif le contrôle de l’embargo sur les armes en Libye, alors que le renforcement des opérations de recherche et de sauvetage y est plus que nécessaire.
Pour Jean-Claude Juncker, Président de la Commission européenne de 2014 à 2019, « la solidarité ne peut être que volontaire ». Compte-tenu de la faible coopération entre les États membres et, parfois, du manque d’implication à l’échelon national en matière d’accueil, la société civile s’est organisée pour venir en aide aux demandeurs d’asile. Les citoyens européens tentent ainsi d’apporter des solutions avec les moyens dont ils disposent. En Méditerranée par exemple, l’ensemble des navires de sauvetage opérationnels sont affrétés par des ONG.
Une fois en Europe, des associations et des citoyens se mobilisent à toutes les étapes de la procédure d’asile. Des systèmes de logement citoyen ont par exemple vu le jour, comme à Bruxelles ou dans des zones frontalières. Enfin, un nombre croissant d’associations indépendantes accompagnent les demandeurs d’asile dans leurs démarches. Certains pays disposent de réseaux particulièrement denses, comme en Allemagne où les « Conseils pour les réfugiés » mettent en réseau les initiatives locales d’aide dans tous les Länder.
L’engagement citoyen est également promu et valorisé par l’UE, qui finance de nombreux projets. Les réseaux associatifs qui viennent en aide aux personnes migrantes pour faciliter leur accueil se retrouvent néanmoins parfois menacés par les gouvernements nationaux. En Hongrie par exemple, le gouvernement cherche depuis plusieurs années à suspendre les financements des projets dédiés aux personnes migrantes, à l’encontre de toutes les règles de solidarité.
La hausse du nombre d’arrivées en 2015, même si elle s’est estompée les années suivantes, a obligé l’UE et ses États membres à repenser leurs politiques migratoires, et en particulier l’accueil des demandeurs d’asile. Si certaines mesures se sont avérées efficaces, d’autres demeurent insuffisantes, à cause de barrières institutionnelles ou de contraintes politiques dans leur application. Les démarches de solidarité entre États membres, pourtant valeur fondamentale de l’Union, n’ont majoritairement pas abouti ou n’ont concerné qu’un petit nombre de pays. Le programme de relocalisation depuis la Grèce de mineurs isolés lancé en avril en est une illustration, seuls quelques États ayant accepté de coopérer.
L’approche de la présidence allemande du Conseil de l’UE, prévue pour juillet, pourrait néanmoins redonner une impulsion à la solidarité européenne en matière d’asile, l’Allemagne étant l’un des principaux acteurs politiques européens mobilisé sur cet enjeu.