Ukraine: quel accueil et intégration des bénéficiaires de la protection temporaire au sein de l’UE ?
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Depuis le déclenchement de l’offensive russe en Ukraine le 24 février, plus de 7,1 millions de personnes ont été déplacées à l’intérieur du pays – et plus de 4,6 millions de personnes se sont réfugiées à l’étranger selon les données du Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés du 15 avril 2022.
Si la Pologne est le pays qui a accueilli de loin le plus avec près de 2,6 millions d’arrivants au 15 avril, les autres pays frontaliers de l’Ukraine – à savoir la Roumanie, la Hongrie, la Moldavie et la Slovaquie – ont également reçu chacun plusieurs centaines de milliers d’exilés. Un certain nombre d’entre eux cherchent ensuite à gagner d’autres pays européens, notamment l’Allemagne ou la République tchèque qui ont accueilli chacun plus de 300 000 personnes. À titre de comparaison, la France a recensé près de 45 000 arrivées – dont de nombreuses personnes en transit vers d’autres pays où la diaspora ukrainienne est plus importante, à l’instar de l’Espagne ou encore de l’Italie, qui ont respectivement accueilli près de 110 000 et 92 000 déplacés jusqu’à présent.
Face à ce mouvement de population sans précédent en Europe depuis la Seconde Guerre mondiale, l’Union européenne (UE) a activé, le 4 mars dernier, la directive européenne « protection temporaire » de 2001. Cette dernière permet de fournir une protection immédiate d’un an au minimum, et donne accès au marché du travail, à l’hébergement et au logement, à une assistance sociale et médicale ainsi qu’à l’éducation dans l’ensemble des pays de l’UE. Plus d’un mois après l’entrée en vigueur de cette décision, quel accueil et accès aux droits sont réservés aux bénéficiaires de la protection temporaire au sein de l’UE ?
Des disparités d’accès à la protection temporaire
En vertu de la décision d’exécution du 4 mars, la protection temporaire doit être accordée de plein droit à tous les ressortissants ukrainiens déplacés à partir du 24 février, aux ressortissants de pays tiers qui bénéficiaient d’une protection internationale en Ukraine, ainsi qu’aux membres de famille de ces deux catégories de personnes éligibles.
Les États membres sont également tenus d’accorder la protection temporaire ou tout autre « protection adéquate en vertu du droit national » aux ressortissants de pays tiers qui étaient en possession d’un titre de séjour permanent en cours de validité en Ukraine, à condition toutefois que ces derniers ne soient pas en mesure de retourner dans « dans des conditions sûres et durables » dans leur pays ou région d’origine. Alors que tous les pays de l’UE ont transposé cette mesure – seule la Hongrie les exclut des personnes éligibles, violant de facto une nouvelle fois les décisions européennes.
S’ils peuvent accéder en principe à la protection temporaire dans les autres pays européens – dans les faits, l’incapacité de retourner « dans des conditions sûres et durables » n’est pas clairement définie malgré des lignes directrices publiées par la Commission européenne le 18 mars dernier. Les États membres sont seulement invités à examiner si la personne concernée a toujours un « lien significatif avec son pays d’origine », en prenant en considération, par exemple, le temps de résidence passé en Ukraine ou l’existence d’une famille dans le pays d’origine. Ce manque de clarté fait craindre aux associations un traitement discrétionnaire des demandes de ces personnes d’un État membre à un autre. Dans l’attente de procéder à cet examen, certains États membres, à l’image de la France, n’accordent qu’une autorisation provisoire de séjour valable un mois.
Pour les autres catégories de déplacés – comme les ressortissants de pays tiers qui étaient titulaires d’un titre de séjour temporaire en Ukraine, notamment pour y étudier ou travailler – le choix d’octroyer ou non la protection temporaire est entièrement laissé à la discrétion des États membres. Face à cette marge de manœuvre importante, presqu’aucun pays européen n’a choisi d’étendre le champ d’application de la décision européenne aux étrangers qui étaient en possession d’un titre de séjour temporaire. Seuls le Portugal et l’Espagne font figure d’exception, ce dernier étendant également la protection temporaire aux ressortissants ukrainiens qui séjournaient de manière irrégulière sur son territoire avant le début de la guerre.
Un accès aux droits harmonisé au sein de l’UE : un enjeu majeur
Outre les disparités en termes d’éligibilité à la protection temporaire, c’est également l’accès aux droits qui peut contraster d’un pays à l’autre compte tenu de la marge de manœuvre dont disposent les États membres en la matière. Les lignes directrices de la Commission publiées le 18 mars tout comme la communication du 23 mars avaient ainsi notamment pour objectif de favoriser un accès homogène aux droits sur l’ensemble du territoire de l’Union.
Alors que plus de 2 millions de personnes déplacées d’Ukraine sont des mineurs, la scolarisation au sein de l’UE apparait notamment comme un enjeu majeur. De nombreux pays comme le Portugal, la Belgique, la Lituanie, la Slovaquie ou encore l’Espagne ont ouvert des classes de « transition » ou d’« adaptation » à destination de ces enfants, centrées sur l’apprentissage de la langue du pays d’accueil. En Pologne, la réussite de la scolarisation est un véritable défi pour les plus de 700 000 enfants arrivés. En raison du nombre important d’arrivées, la Pologne a versé des fonds supplémentaires aux autorités locales pour fournir une assistance psychologique et pédagogique ad hoc. La Commission européenne avait par ailleurs annoncé, le 23 mars, une série de mesures visant à financer un soutien psychologique pour les enfants.
La protection temporaire permet également d’accéder immédiatement au marché du travail – contrairement aux demandeurs d’asile dans certains États membres, bien que les conditions d’accès varient selon les pays. Ainsi, à rebours des autres pays de l’Union, les bénéficiaires de la protection temporaire en Hongrie doivent obtenir une autorisation de travail au préalable pour pouvoir accéder à certains emplois, à l’exception des secteurs affectés par des pénuries de main d’œuvre. En France, suite à la publication de l’instruction du 10 mars relative à l’application de la protection temporaire, une autorisation de travail était également exigée dans un premier temps. Le gouvernement a par la suite publié un décret le 1er avril précisant que l’autorisation provisoire de séjour délivrée aux personnes déplacées d’Ukraine ouvrait désormais le droit à l’exercice d’une activité professionnelle – s’alignant ainsi sur les pratiques des autres États membres de l’UE.
Les mesures mises en place pour favoriser l’insertion professionnelle des bénéficiaires de la protection temporaire diffèrent également d’un État à un autre. Le Portugal fait figure de bon élève en ayant instauré un large éventail de mesures, comprenant notamment un accompagnement personnalisé, un statut d’« étudiant d’urgence » permettant d’accéder rapidement à l’enseignement supérieur pour terminer les formations entamées en Ukraine, ou encore une simplification des procédures de reconnaissance des qualifications universitaires et professionnelles, comme encouragé par l’UE. À ce sujet, la Commission européenne a publié le 6 avril une recommandation visant à fournir des orientations et conseils afin de garantir un processus de reconnaissance « rapide et souple » pour les personnes fuyant l’Ukraine. Alors que l’apprentissage de la langue du pays d’accueil représente souvent un frein pour accéder à l’emploi, de nombreux pays européens – à l’image du Portugal, de l’Irlande ou encore de l’Allemagne – ont déjà ouvert des formations linguistiques aux personnes fuyant l’Ukraine pour faciliter l’insertion.
Outre l’accès à l’emploi, l’orientation des nouveaux arrivants de l’hébergement temporaire – souvent chez des citoyens – vers un logement pérenne représente un vrai défi. Dans l’attente de trouver un emploi, les prix des loyers souvent couplés au manque d’aides financières représentent souvent un frein pour accéder à un logement privé. En France notamment, le montant de l’aide personnalisée au logement (APL) accordée aux bénéficiaires de la protection temporaire ne prend pas en compte les enfants à charge, alors que la plupart des personnes accueillies sont des femmes avec enfants.
De même, les pays qui ont le plus accueilli commencent à être confrontés à une pénurie de logements. La Pologne aurait ainsi besoin de 500 000 logements supplémentaires pour satisfaire les besoins des réfugiés arrivés jusqu’à présent.
Un besoin d’une coordination européenne renforcée
Alors que les capacités d’accueil des pays d’Europe de l’Est commencent à arriver à saturation, ces derniers réclament une assistance et une réponse solidaire de la part de l’UE. Pour tenter d’alléger la pression qui pèse sur les pays frontaliers de l’Ukraine, l’Allemagne avait appelé le 21 mars à la mise en place d’un système de relocalisation basé sur des quotas de répartition obligatoire, à l’image de ce qui a été mis en place au sein de l’UE entre 2015 et 2017 suite à la hausse des arrivées de réfugiés syriens. Cette option a toutefois été écartée à l’occasion du Conseil Justice et Affaires Intérieures du 28 mars – hormis pour la Moldavie, non-membre de l’UE, qui accueille le plus grand nombre de réfugiés par rapport à sa population. Sept États membres – dont l’Allemagne, la France et l’Italie – ont ainsi proposé de relocaliser 14 500 réfugiés depuis la Moldavie, une initiative coordonnée via la mise en place d’une plateforme européenne de Solidarité par la Commission. Pour les autres pays, la Commission européenne estime préférable « d’inciter » les réfugiés à se rendre dans d’autres États membres, sans « imposer » une relocalisation aux déplacés, qui pour beaucoup souhaitent rester dans les pays frontaliers de l’Ukraine.
Pour faire face à l’accueil, les pays d’Europe de l’Est ont réclamé un soutien financier et matériel accru de la part de l’UE. La Commission européenne a annoncé le 28 mars en ce sens que 17 milliards d’euros seraient débloqués, et une première aide de 400 millions d’euros a été accordée le 9 avril.
La Commission a également publié le 28 mars un plan d’action en 10 points visant notamment à améliorer la coordination européenne en matière de soutien financier et de solidarité. Alors que le nombre de déplacés fuyant l’Ukraine continue d’augmenter en Europe malgré le nombre en hausse de personnes décidant de retourner dans leur pays – le besoin d’une coordination européenne renforcée constitue un enjeu majeur pour garantir la protection et un accueil digne des millions de bénéficiaires de la protection temporaire au sein de l’UE.
Article publié le 19/04/22