Quelles compétences et responsabilités pour les villes dans l’accueil et l’intégration des populations migrantes et réfugiées ?
En 2015, l’Union européenne (UE) a fait face à une forte augmentation du nombre d’arrivées sur son territoire, 1, 3 millions de personnes ayant déposé une demande d’asile dans l’un de ses États membres. Territoires attractifs, concentrant opportunités économiques et disponibilité des services, les villes ont naturellement attiré ces nouveaux arrivants, faisant prendre conscience aux autorités locales de la responsabilité qui leur incombait en matière d’accueil et d’intégration. Alors que les États européens déterminent souverainement les conditions d’accès et de séjour, voire pour certains l’hébergement ou les conditions matérielles d’accueil et l’accompagnement social, les villes s’affirment de plus en plus comme de nouveaux échelons d’action de la politique migratoire. Compte-tenu de leurs prérogatives et de leur volonté d’agir, quel rôle peuvent-elles donc jouer dans l’accueil et l’intégration des populations migrantes et réfugiées ?
En Allemagne, en 2017, les trois quarts des demandes d’asile ont été enregistrées dans les trois Länder de Rhénanie-du-Nord-Westphalie, Bavière et Bade-Wurtemberg, où se situent plusieurs des villes les plus peuplées du pays (Cologne, Munich ou encore Stuttgart). De même, en France, 50 % de l’ensemble des demandes d’asile ont été déposées dans la région Île-de-France en 2018, dont 16,5 % à Paris. « Premier point de contact » des personnes migrantes, les municipalités ont « le devoir de fournir aux migrants nouvellement arrivés un accès aux services publics clés » selon la résolution 411 adoptée, en 2017, par le Congrès des pouvoirs locaux et régionaux, qui représente les autorités locales et régionales des 47 États membres du Conseil de l’Europe.
Dans l’UE, les villes disposent de compétences très diverses selon les pays, aussi bien en matière d’accueil que d’intégration des personnes migrantes arrivant sur leur territoire. Dans le domaine de l’accueil d’une part, le défi parmi les plus pressants et difficiles à relever demeure l’hébergement des demandeurs d’asile. La création, la répartition sur le territoire et la gestion des centres d’hébergement relèvent pourtant, dans la majorité des pays, de la responsabilité des États ; les municipalités n’ayant alors à charge que la mobilisation et la coordination des différents acteurs bénévoles impliqués au sein de ces structures (cours de langue, groupes de discussion), ou, dans certains pays tels que les Pays-Bas, la mise à disposition de bâtiments vacants pour créer de nouveaux lieux d’hébergement. L’Allemagne, la Finlande ou la Suède font à l’inverse figure d’exception. En effet, en Allemagne, si les centres de premier accueil pour demandeurs d’asile relèvent de la responsabilité régionale des Länder, les municipalités sont quant à elles responsables de la mise en place, de l’exploitation et de la maintenance d’hébergements individuels ou collectifs destinés aux personnes n’étant pas parvenues à trouver un toit par leurs propres moyens dans les trois mois à compter du dépôt de leur demande. La Ville de Hambourg, dans le nord du pays, a ainsi doublé le nombre de ses structures entre 2014 et 2017, les places disponibles passant de 11 000 à 28 000 et couvrant ainsi la totalité des besoins en hébergement sur la période. Les municipalités ont en revanche, dans certains pays européens, de plus amples responsabilités en matière d’accueil des populations considérées comme vulnérables. Au Royaume-Uni par exemple, les personnes n’étant pas en mesure de vivre de manière autonome du fait de leur âge ou de leur condition physique sont considérées comme ayant un besoin de « soins et d’attention » particulier, auquel les autorités municipales se doivent de répondre.
Garantes de la cohésion sociale, du vivre ensemble et de la constitution d’un espace de vie commun, les municipalités disposent en outre de responsabilités plus transversales en matière d’intégration. Dans la plupart des États européens, les villes sont par exemple chargées de la scolarisation des enfants migrants au sein des structures dont elles ont la responsabilité, souvent les écoles élémentaires et primaires, et les plus volontaristes s’investissent également dans la lutte contre la ségrégation au sein de leurs établissements, comme Barcelone, Glasgow, Göteborg, Paris ou encore Athènes. Certaines villes mettent par ailleurs en place des programmes de transition dédiés exclusivement à l’intégration des personnes ayant obtenu une protection internationale, comme par exemple la ville autrichienne de Salzbourg qui propose depuis 2015 des formations aux jeunes réfugiés, anime des ateliers de validation des qualifications et organise des cours de langue. En matière de logement enfin, alors que les réfugiés dépendent généralement du régime de droit commun, certaines villes, aux Pays-Bas par exemple, ont pour mission de leur trouver un domicile. La Ville d’Amsterdam a ainsi mis en place un plan d’action en lien avec des bailleurs afin d’investir dans 2 800 nouveaux bâtiments, dont 50 % sont dédiés aux réfugiés. Cet investissement en faveur de leur accueil dépend néanmoins en grande partie de la volonté des maires, et certains peuvent à l’inverse démontrer un véritable pouvoir de nuisance et de blocage. C’est notamment le cas de la maire de Calais qui a refusé de créer des points d’eau et des sanitaires pour les personnes migrantes malgré les injonctions du Conseil d’État dans ce sens en 2017, puis a interdit les « occupations abusives » du centre-ville, notamment « les opérations de distribution de repas aux migrants » en octobre 2019.
Dans la mise en œuvre de leurs initiatives d’accueil et d’intégration, les villes font souvent face à de nombreuses difficultés. Tout d’abord, les maires restent très largement tributaires des décisions étatiques en matière d’asile et d’immigration. Ainsi, en l’absence de réponses européennes ou nationales claires et cohérentes lors de l’explosion des arrivées en 2015, les municipalités ont été victimes de l’insuffisance de leurs ressources humaines et financières ainsi que d’un environnement largement défavorable à l’insertion des populations migrantes, et beaucoup ont été incapables d’héberger, puis de contribuer à l’intégration de l’ensemble des demandeurs. En Italie, la politique sécuritaire restrictive menée par l’ancien ministre de l’Intérieur Matteo Salvini (réduction des financements, fermeture de certains centres d’accueil, augmentation des expulsions, suppression de la protection humanitaire pour les personnes non éligibles au statut de réfugié) a conduit à la multiplication des squats et des campements dans les villes italiennes, à l’image du quartier de Tiburtina à Rome ou dans l’ancien village olympique de Turin. Par ailleurs, 88 % des autorités locales interrogées par l’OCDE disent souffrir d’un manque de clarté dans la répartition des compétences entre les différentes échelles de pouvoir dans le cadre des politiques d’intégration des populations migrantes. Afin de clarifier le partage des responsabilités, le ministère de l’Intérieur français a été contraint, à titre d’exemple, de tenir une réunion d’information d’urgence à destination des maires en octobre 2015 afin de préciser leurs possibilités d’action. Enfin, si les villes peuvent théoriquement demander des subventions européennes dans le cadre du Fonds Asile, Migration et Intégration (FAMI) ou dans celui du Fonds Social Européen (FSE), y compris pour des projets d’intégration, elles sont majoritairement distribuées aux États ou aux associations, et les municipalités sont ainsi privées d’un important levier d’action. Dans ce contexte, l’Agenda urbain pour l’UE a proposé d’explorer les possibilités de création de « mécanismes de financement » via lesquels le FAMI, le FSE et d’autres fonds de l’UE pourraient être combinés à des prêts de la Banque européenne d’investissement et mis directement à la disposition des villes.
Si l’augmentation du nombre d’arrivées en 2015 a mis en lumière, dans certains États membres de l’UE, les limites des pouvoirs des villes en matière d’accueil et d’intégration, elle leur a aussi permis, paradoxalement, d’émerger et de se revendiquer comme des actrices légitimes de la politique d’asile et d’immigration. Le premier Pacte mondial sur la migration adopté en décembre 2018 a ainsi reconnu l’implication des autorités locales dans la gouvernance de la migration, et la mission d’intégration des personnes migrantes et réfugiées dans les villes a été intégrée aux « Objectifs de développement durable » de l’ONU ainsi qu’aux partenariats définis par l’Agenda urbain pour l’UE en 2017. En Allemagne par exemple, le maire de Hambourg Olaf Scholz a proposé un amendement au Code fédéral du bâtiment afin de permettre la construction de logements temporaires pour des demandeurs d’asile dans des zones non résidentielles. De même, certaines villes néerlandaises ont mis en œuvre des modifications légales facilitant les actions au niveau local telles que la construction de camps de réfugiés, l’utilisation de bâtiments industriels ou commerciaux vides, ainsi que de hangars d’aéroports et d’hôtels pour des solutions temporaires d’hébergement ou des logements de transition. D’autres villes européennes ont également développé des approches innovantes pour accueillir plus dignement, en coopération avec l’État, à l’image de la Ville de Paris qui a cofinancé avec le ministère de l’Intérieur le Centre humanitaire Paris-Nord, ou sans l’État central, en intégrant davantage la société civile et les ONG, en participant à des réseaux internationaux d’échanges de bonnes pratiques, ou en permettant aux personnes migrantes de prendre pleinement part à la vie de la cité en participant à la définition des politiques publiques.
Certaines municipalités se sont enfin érigées en forces d’opposition, en prenant ouvertement parti contre les positions anti-migratoires des gouvernements nationaux et en réclamant davantage d’autonomie. C’est notamment le cas des villes « refuges » comme Barcelone, dont la maire Ada Colau s’est opposée publiquement à l’ancien président du gouvernement espagnol Mariano Rajoy en déclarant en 2015 : « L’Espagne est l’un des pays de l’UE qui reçoit le plus d’aide en matière de migration mais elle l’a surtout destinée à construire des centres de rétention ». Prenant le contre-pied de la politique étatique, elle a déclaré sa ville ouverte à toutes les personnes ayant fui leur pays et a annoncé la création d’un registre des familles disposées à proposer leur logement ou à apporter leur aide aux réfugiés. Certains maires européens ont même été pris pour cible en raison de leurs prises de position en faveur de l‘accueil des migrants, à l’image de la candidate puis maire de Cologne, en Allemagne, Henriette Reker, grièvement blessée en 2015, ainsi que du maire de Gdansk, en Pologne, Pawel Adamowicz, assassiné en janvier 2019.
L’augmentation des arrivées de personnes migrantes en 2015 a ainsi révélé une crise des politiques nationales européennes en matière de migration et a fait s’inverser, dans de nombreux États européens, la répartition des responsabilités dans la politique d’asile. Alors que les villes étaient avant tout associées à la « phase finale » de l’accueil et de l’intégration des personnes migrantes, en aval du sauvetage, du premier accueil et de l‘admission, il est désormais établi que les politiques locales d’intégration menées par les villes sont finalement une condition préalable à l’élaboration d’une politique d’accueil cohérente et systématique à l’échelon national. Cette nouvelle approche nécessite néanmoins de préciser les domaines de responsabilité et de répartition des compétences entre les différents niveaux d’action (national, régional et local), afin d’assurer complémentarité et cohérence dans l’élaboration des politiques d’asile.