Frontière biélorusse : quel impact des propositions de la Commission visant à déroger au droit d’asile européen ?
Equipe plaidoyer de France terre d'asileDepuis le 8 novembre dernier, de nombreux demandeurs d’asile sont bloqués à proximité du point de passage frontalier officiel entre Bruzgi (Biélorussie) et Kuznica (Pologne). © UNHCR/Natalia Prokopchuk
Le 1er décembre, la Commission européenne a proposé que la Pologne, la Lituanie et la Lettonie puissent déroger temporairement à certaines dispositions du régime d’asile européen commun, en justifiant une « situation d’urgence » caractérisée par un « afflux de migrants » en provenance de Biélorussie. Si adoptées par le Conseil à majorité qualifiée, ces mesures s’appliqueraient pendant six mois, sauf « prolongation ou abrogation » par le Conseil, et concerneraient l’ensemble des ressortissants de pays tiers entrés de manière irrégulière sur le territoire de l’Union via la Biélorussie.
Concrètement, la Commission européenne propose d’autoriser les trois pays à étendre la période d’enregistrement des demandes d’asile jusqu’à quatre semaines, au lieu des trois à dix jours actuels. Les demandeurs d’asile devraient en outre déposer leur demande aux points de passage frontaliers officiels, tandis que le délai pour traiter les demandes serait porté à seize semaines, recours inclus, contre quatre semaines actuellement.
Durant l’examen des demandes, il est proposé que les personnes soient détenues dans des centres à la frontière, avec des conditions matérielles d’accueil qui ne couvriraient que les besoins fondamentaux : la nourriture, l’eau, des vêtements et des soins médicaux d’urgence. Au total, les personnes en besoin de protection pourraient ainsi être détenues à la frontière pour une période allant jusqu’à cinq mois en incluant la phase d’enregistrement de la demande. Comme le souligne une récente analyse du Conseil européen pour les réfugiés et les exilés, aucune exception ne serait prévue pour les groupes vulnérables, notamment pour les enfants.
En parallèle de ces mesures, les trois États membres pourraient appliquer des procédures « simplifiées et plus rapides », pour renvoyer les personnes déboutées de leur demande d’asile, en dérogeant à la directive européenne sur les retours de 2008.
Des risques significatifs d’entrave à l’asile, un recours accru à la rétention
Alors que la crise humanitaire qui a entraîné la mort d’au moins quatorze personnes continue de se dérouler à la frontière biélorusse, la proposition de la Commission alarme les organisations de la société civile, telles qu’Amnesty International ou Oxfam, ainsi que les groupes socialistes et écologistes du Parlement européen, qui craignent un accès entravé à la procédure d’asile ainsi qu’un recours accru à la rétention à la frontière.
Les trois pays ont déjà tous adopté des lois nationales permettant de rejeter temporairement les demandes d’asile formulées à la frontière biélorusse. Ainsi, en Pologne, les garde-frontières polonais sont autorisés, depuis le 14 octobre dernier, à refuser une demande d’asile sans procéder à un examen individuel du besoin de protection, tout comme en Lituanie depuis le 10 août dernier. De même, dans le cadre de l’état d’urgence instauré le 10 août dernier, les demandes d’asile à la frontière sont déclarées irrecevables par le gouvernement letton. Plusieurs cas de renvois sommaires alarmants de demandeurs d’asile vers la Biélorussie ont ainsi pu être observés ces derniers mois, en violation des principes consacrés par la Convention de Genève relative au statut des réfugiés de 1951.
Selon le parti européen des Verts, les nouvelles propositions de la Commission viennent ainsi légitimer et légaliser ces violations au droit international, y compris la pratique illégale des « pushbacks », au lieu de les condamner via des procédures d’infraction qui pourraient être engagées. Les eurodéputés ont en outre rappelé que, y compris en cas d’état d’urgence décrété, les États membres sont tenus de respecter le cadre juridique international et européen en garantissant l’accès aux procédures d’asile et le respect du principe de non-refoulement.
La Pologne interdit actuellement, dans le cadre de l’état d’urgence prolongé jusqu’à fin février 2022, tout accès à la zone frontalière aux journalistes et aux organisations de la société civile, entravant ainsi toute possibilité de contrôle du respect des droits fondamentaux des personnes.
Les personnes instrumentalisées malgré une « situation gérable »
Pour proposer ces mesures, la Commission européenne s’appuie sur l’article 78, paragraphe 3 du traité sur le fonctionnement de l’UE qui dispose que si « un ou plusieurs États membres se trouvent dans une situation d’urgence caractérisée par un afflux soudain de ressortissants de pays tiers, le Conseil, sur proposition de la Commission, peut adopter des mesures provisoires au profit du ou des États membres concernés ». La Commission européenne avait déjà eu recours à cette disposition exceptionnelle en 2015 pour déroger au règlement Dublin. Toutefois, il s’agissait alors de favoriser la répartition des personnes en besoin de protection au sein de l’Union par la mise en place d’un programme de relocalisation solidaire depuis la Grèce et l’Italie, et non de restreindre l’accès à la procédure d’asile.
Alors que la Commission européenne indique qu’il est nécessaire de déroger aux règles d’asile européennes actuelles en réponse à la situation à la frontière – tout en présentant comme une « menace hybride » les personnes bloquées à la frontière, les organisations de la société civile soulignent que ces propositions sont disproportionnées, la situation étant tout à fait gérable au vu du nombre très limité de migrants concernés. Selon les chiffres de la Commission européenne, 7 831 personnes migrantes sont arrivées sur le territoire de l’UE via la Biélorussie en 2021 à la fin novembre, un chiffre à mettre en regard avec les 248 000 demandes d’asile enregistrées au sein de l’Union au cours du premier semestre de 2021.
Pour entrer en vigueur, la proposition doit être adoptée à majorité qualifiée par le Conseil, tandis que le Parlement européen ne doit rendre qu’un avis consultatif sur la question. Alors que la Pologne souhaiterait amender la proposition pour pouvoir « suspendre » les procédures d’asile et non en allonger les délais – la Commission européenne a présenté, le 14 décembre, une réforme de l’espace Schengen qui vise à étendre ces dérogations au régime d’asile européen commun à l’ensemble des 27 États membres de l’UE.
Article publié le 15/12/2021