Îles Canaries : un bras de fer politique, mais pas de solution pour les mineurs isolés étrangers
Équipe plaidoyer de France terre d'asile - Publié le 13 novembre 2024© Sonia Kerlidou
Depuis le printemps 2024, la capacité d’accueil des centres pour mineurs des îles Canaries est largement dépassée. L’archipel, qui compte 2 000 places dans ses 80 centres a dû prendre en charge jusqu’à 6 000 mineurs isolés étrangers. Le transfert d’environ 400 mineurs vers le continent en juillet est loin d’avoir répondu au besoin de prise en charge de ces mineurs et a provoqué des tensions politiques au niveau national et régional.
Au cours du week-end du 31 août 2024, sur l’île d’El Hierro, dans l’archipel des Canaries, une ONG mandatée par la Communauté autonome (l’équivalent d’une région en France) a refusé d’accueillir un groupe de mineurs isolés étrangers, faute de capacités d’accueil suffisantes. Le ministère public et la police, qui lui avaient transféré ces jeunes, ont saisi la justice et fait pression sur les associations pour qu’elles accueillent les mineurs récemment débarqués dans des structures déjà surchargées.
A partir de 2020, la route Atlantique est devenue la route migratoire la plus empruntée pour se rendre vers l’Espagne, en raison de la fermeture relative de la route passant par le Maroc. Un nombre croissant de personnes part ainsi des côtes ouest africaines pour rejoindre l’archipel des Canaries, au péril de leur vie. Depuis plusieurs mois, les centres d’accueil sont débordés et manquent de moyens pour accueillir dignement les milliers de mineurs isolés arrivés dans ces îles. Le Fonds européen de développement régional (Feder) s’apprête à allouer 14 millions d’euros aux Canaries pour renforcer ses capacités d’accueil, et le gouvernement central a promis un soutien de 50 millions d’euros pour améliorer l’accueil des mineurs isolés étrangers, mais cette somme reste insuffisante aux yeux du gouvernement des Canaries.
Des situations de maltraitance dans certains hébergements ont par ailleurs été signalées. En avril, des personnes travaillant dans un centre à Lanzarote ont été accusées de violences sur des mineurs, ainsi que de les contraindre à commettre des délits. Au parcours migratoire déjà éprouvant des mineurs isolés s’ajoutent ainsi les épreuves liées aux conditions d’accueil et aux procédures d’évaluation de minorité : en Espagne, le recours à des examens médicaux, tels que les tests d’âge osseux, est monnaie courante. Plusieurs ONG, ainsi que le Haut-Commissariat aux droits de l’Homme des Nations Unies dénoncent ces méthodes depuis plusieurs années car elles conduisent à des erreurs d’évaluation et donc à considérer des mineurs isolés étrangers comme des adultes, sans leur garantir les protections qui devraient être induites par la reconnaissance de leur minorité.
La répartition des mineurs au point mort
D’après l’article 35 de la loi sur les droits et libertés des étrangers en Espagne et leur intégration sociale, la protection de l’enfance relève de la Communauté autonome. Elle est chargée de l’accueil et de la protection des mineurs isolés étrangers, ou menas, tandis que les personnes migrantes majeures doivent être prises en charge par le gouvernement central. Par l’intermédiaire d’associations mandatées, la Communauté autonome organise l’accueil des mineurs sur son territoire jusqu’à leur majorité. C’est en vertu de cette compétence décentralisée qu’aucune répartition des mineurs isolés sur l’ensemble du territoire espagnol n’est aujourd’hui organisée.
La Coalición Canaria (centre droit), le parti du président des Îles Canaries, Fernando Clavijo, a proposé un amendement à l’article 35, qui permettrait de répartir les mineurs isolés étrangers dans toutes les Communautés autonomes dès que la capacité d’accueil de l’une d’entre elles dépasse les 150 %. Pour les Îles Canaries, cela représenterait 3 000 places, une capacité d’accueil largement dépassée aujourd’hui. Le 23 juillet, cette proposition a toutefois été rejetée par les partis d’extrême droite, le parti nationaliste catalan (Junts) et le Partido Popular (PP), pourtant allié de la Coalición Canaria de Fernando Clavijo.
L’accueil des mineurs isolés étrangers au cœur d’un conflit politique
Malgré son soutien au projet de répartition nationale des mineurs isolés, le parti socialiste ouvrier espagnol (PSOE, centre gauche) du Premier ministre Pedro Sanchez a fait l’objet de nombreuses critiques, notamment du gouvernement des Canaries. Au mois de septembre, ce dernier a décidé unilatéralement de mettre en œuvre un nouveau protocole transférant au gouvernement espagnol la responsabilité de l’accueil des mineurs. Ce protocole impliquait que les mineurs ne soient plus considérés comme « abandonnés et désemparés », ce qui les plaçait sous la tutelle de la Communauté autonome, mais seraient placés en garde à vue par la police nationale, transférant ainsi la responsabilité de leur accueil à l’État espagnol. Ce protocole a été suspendu par la justice espagnole, qui a accusé les Îles Canaries de discrimination à l’égard des mineurs isolés étrangers. Les négociations entre partis, et entre gouvernement central et Communauté autonome se sont poursuivies jusqu’à ce que le 5 octobre, malgré un premier accord sur les réformes à engager, le Partido Popular décide de quitter la table des négociations, marquant un nouveau tournant dans cette bataille politique. Depuis, Fernando Clavijo s’est rapproché de la position du gouvernement Sanchez et critique le Partido Popular, malgré le soutien que la branche locale du parti continue d’apporter à son gouvernement dans les Îles Canaries.
Alors qu’aucun accord n’a été trouvé à ce jour, des milliers de mineurs isolés étrangers sont maintenus dans l’archipel, qui peine à subvenir à leurs besoins les plus fondamentaux. Alors que 6 000 mineurs sont actuellement pris en charge, pour une capacité d’accueil de 2 000 places, les services de santé ne sont pas en mesure de soigner l’ensemble des jeunes pourtant très éprouvés par leur traversée. Depuis le 5 octobre, aucune avancée significative n’a pu avoir lieu. Le ministère de la Jeunesse et de l’Enfance est à présent chargé de produire un rapport sur une répartition idéale des mineurs isolés étrangers sur le territoire, ce qui devrait marquer une nouvelle étape dans les négociations. L’association Accem est toutefois sceptique quant à la capacité des institutions à organiser la répartition des mineurs sur le territoire : l’ONG défend cette solution depuis plusieurs années pour les mineurs isolés arrivant à Ceuta, sans qu’aucune répartition n’ait été mise en œuvre.