La route vers les Îles Canaries : une voie d'accès à l'Europe de plus en plus meurtrière
Équipe plaidoyer de France terre d'asile - Publié le 19 avril 2024La route migratoire vers les Îles Canaries (Espagne) est désormais l’une des principales voies d’entrée en Europe, malgré sa dangerosité. Le nombre de décès et de disparitions ne cesse de s’accroître, aggravant un bilan humain déjà très lourd. L’utilisation croissante de cette route mortelle s’explique notamment par la militarisation des frontières et l’externalisation de la politique migratoire de l’Union européenne.
L’année 2023 a été l’année la plus meurtrière le long des routes migratoires à travers le monde au cours des dix dernières années, avec 8 565 décès comptabilisés en mer, selon l’Organisation Internationale de la Migration (OIM). Près de 60% des décès sont liés aux noyades.
La route vers les Îles Canaries, ou « route Atlantique », ne fait pas exception. Selon l’ONG espagnole Caminando Fronteras, plus de 6 000 personnes migrantes ont perdu la vie ou sont portées disparues sur cette route vers l’archipel espagnol rien qu’en 2023. De nombreux « naufrages invisibles » se produisent, au cours desquels les bateaux partant des côtes ouest-africaines disparaissent avec leurs passagers sans laisser de trace. En 2023, 84 bateaux ont ainsi disparu corps et biens, ce qui rend difficile la comptabilisation du nombre réel de victimes.
Le voyage entre les côtes sénégalaises et les îles Canaries s’étend sur 1000 à 1500 kilomètres, ce qui représente 6 à 7 jours de traversée. Cette distance, ainsi que les conditions maritimes rendent cette traversée particulièrement périlleuse.
L’accroissement de la mortalité en mer est également dû à la surveillance accrue des côtes mauritaniennes et marocaines, qui a entraîné une évolution de la route migratoire. Au début de l’année 2023, les plus grandes îles telles que Lanzarote, Gran Canarie ou Tenerife étaient les principales destinations des embarcations. Mais depuis octobre, El Hierro, plus éloignée des côtes les plus surveillées, est devenue le point d’arrivée principal. Cette nouvelle trajectoire, qui rend plus difficile l’interception des embarcations, est aussi plus longue et donc plus dangereuse pour les personnes à bord.
Une « route Atlantique » réactivée par la fermeture du Maroc et l’exil des sénégalais
La route Atlantique relie les côtes du Maroc, de la Mauritanie, du Sénégal et de la Gambie aux Îles Canaries. Elle est devenue une des principales routes migratoires vers l’Europe en 2006, suite au durcissement des mesures envers les personnes migrantes dans les enclaves espagnoles d’Afrique du Nord (Ceuta et Melilla). L’augmentation des arrivées dans les Iles Canaries à la fin des années 2000 a conduit au déploiement de la Guardia Civil (gendarmes espagnols) à Nouadhibou, ville côtière mauritanienne, ainsi qu’à des opérations de surveillance aérienne et maritime menées par l’Espagne et soutenue par Frontex. Dans les années qui ont suivi, les routes migratoires se sont réorientées vers la Méditerranée centrale et orientale entre 2010 et 2015, et l’utilisation de la route Atlantique a diminué.
De nombreux facteurs ont contribué à la « réactivation » de cette route après 2020. A l’image de ce qu’il s’est produit en 2005-2006, la surveillance et les restrictions d’accès accrues aux côtes et frontières marocaines à partir de 2019 ont poussé les personnes à tenter la traversée depuis le Sénégal. Le contexte politique et social au Sénégal a également incité un plus grand nombre de personnes à partir, 40% de la population vivant actuellement en dessous du seuil de pauvreté. Cette situation est aggravée par les accords de pêche entre le pays et l’UE ainsi qu’avec la Chine, qui ont un impact négatif sur les moyens de subsistance des habitants des côtes sénégalaises. Ainsi, si la route Atlantique représentait 8% des arrivées irrégulières en Espagne en 2019, ce taux a bondi à 70% en 2023 selon les chiffres de l’OIM.
Des financements européens en hausse pour le contrôle des frontières africaines
En réponse à ce bouleversement des routes migratoires, et malgré des preuves démontrant que les politiques migratoires fondées sur la dissuasion ne sont pas efficaces et forcent les personnes exilées à prendre des routes plus dangereuses, l’Union européenne a signé en mars 2024 un accord de 210 millions d’euros avec la Mauritanie, visant à réduire les arrivées en renforçant les forces frontalières et les capacités de surveillance mauritaniennes. Depuis juillet 2022, des négociations sont également en cours pour autoriser le déploiement de Frontex sur le territoire mauritanien, l’agence ayant été dotée ces dernières années de moyens militaires et technologiques considérables pour le contrôle des frontières. Cette stratégie d’externalisation de la politique migratoire de l’UE, qui a notamment pour conséquence la militarisation des frontières des pays concernés, s’illustre également dans le rapprochement de l’Espagne et du Maroc sur la gestion de la migration et dans le déploiement d’outils de surveillance au Sénégal par le gouvernement espagnol depuis décembre 2023.
Alors que les décès se multiplient le long de la route migratoire vers les îles Canaries, et que selon l’OIM, les personnes migrantes « tentent chaque année de migrer en empruntant des itinéraires irréguliers dans des conditions dangereuses » car « les voies de migration sûres et régulières restent limitées », l’Union européenne continuent de financer un contrôle accru des frontières dans les pays d’origine et de transit. Le financement d’une force européenne de recherche et de sauvetage en mer n’est en revanche toujours pas à l’ordre du jour des débats européens.
Source : OIM (avril 2024)