Les intermédiaires pairs : « Leur utilisation peut sembler stratégique aux yeux de l’Union européenne dans un objectif de contrôle migratoire »
Anissa Maâ, docteure à l'Université libre de Bruxelles - Publié le 29 octobre 2024Docteure en sciences politiques et sociales à l’Université libre de Bruxelles (ULB), Anissa Maâ s’intéresse à la gestion internationale des migrations en Afrique du Nord et de l’Ouest, et en particulier au rôle des organisations internationales, des acteurs locaux et des personnes migrantes dans la fabrique des frontières. Elle analyse l’utilisation actuelle de l’intermédiation par les pairs dans les politiques de contrôle des migrations internationales.
Qu’est-ce qu’un intermédiaire pair ? Quel est son rôle ?
J’ai formulé le concept d’ « intermédiaire pair » à l’occasion de ma thèse de doctorat qui a porté sur les retours volontaires de l’Organisation internationale pour les migrations (OIM) depuis le Maroc. Ces programmes visent à faciliter l’éloignement vers leurs pays d’origine de personnes migrantes qui sont principalement originaires d’Afrique de l’Ouest et centrale et qui sont parfois en séjour irrégulier au Maroc. Certains membres des communautés migrantes facilitent au quotidien la mise en œuvre de ces programmes en permettant la diffusion de l’information sur le retour en direction des personnes migrantes au cours de leurs activités d’assistance humanitaire. Elles sont employées directement dans le cadre de projets de l’OIM, ou par des partenaires locaux de l’OIM (ONG, associations, églises).
Le terme d’intermédiaire pair m’a permis d’appréhender le rôle d’acteurs qui sont dénommés de manière multiple sur le terrain (« éducateurs pairs », « agents de terrain », etc) et qui ont des profils, des statuts d’emploi et des trajectoires diverses. La notion de « pair » est pertinente dans la mesure où elle permet de souligner la proximité de ces intermédiaires avec leur public cible, bien que cette « parité » présumée résulte également d’une construction institutionnelle. En fait, les organisations internationales ont formalisé la pratique d’intermédiation par les pairs et certaines personnes issues des communautés migrantes se sont appropriées cette identification comme « pairs » pour intégrer le secteur professionnel de la gestion des migrations et y trouver un emploi plus ou moins stable.
Dans quel cadre l’intermédiation par les pairs s’est-elle développée ?
Son émergence est assez récente dans le champ de la gestion internationale des migrations en Afrique, mais des pratiques similaires existent dans d’autres secteurs d’intervention internationale (développement, humanitaire, militaire). Dans le secteur des migrations, une forme d’’intermédiation par les pairs est liée à l’externalisation du contrôle des frontières de l’Union européenne (UE) vers les pays de son voisinage dans les années 2000, ainsi qu’au rôle clé des organisations internationales dans ce contexte. Elle s’est développée avec l’essor des campagnes de sensibilisation contre la migration irrégulière dans les pays d’« origine » et le développement des programmes de retour volontaire dans les pays de « transit ». Ces instruments de prévention et de lutte contre les migrations irrégulières ont pris de l’ampleur après ladite « crise migratoire » de 2015.
Dans ce contexte, l’OIM est un promoteur important de l’intermédiation par les pairs dans le cadre de projets qui sont principalement financés par l’UE et certains de ses États membres. Par exemple, au Niger, État sahélien au carrefour des routes migratoires africaines, les « MobCom » (mobilisateurs communautaires) recrutés et formés par l’OIM assistent les personnes migrantes présentes dans le pays, dans le cadre d’activités qui mêlent assistance humanitaire et information sur le retour volontaire.
Du point de vue de l’UE, l’utilisation d’intermédiaires pairs pour convaincre les (potentielles) personnes migrantes de retourner ou de rester dans leur pays d’origine peut sembler stratégique dans un objectif de contrôle migratoire. En effet, ces messagers bénéficient en principe d’une relation de confiance avec leur public cible, ce qui favorise a priori la transmission d’un message issu d’institutions européennes. Cependant, en pratique, leur légitimité à porter un discours anti-migratoire peut être contredite par le fait qu’ils apparaissent comme des figures de la réussite en migration aux yeux de leur public cible, car ils ont eux-mêmes accédé à une position sociale relativement privilégiée grâce à leur trajectoire migrante… Il y a donc une contradiction fondamentale dans la pratique de l’intermédiation par les pairs et ses effets demeurent largement contrastés.
Quels sont les impacts de ce mécanisme d’intermédiation par les pairs sur les candidates et candidats à l’exil ?
Les recherches qui s’y sont intéressées ont remis en cause l’impact des campagnes de sensibilisation sur les comportements des potentielles personnes migrantes, et ont largement souligné la difficulté à mesurer un tel impact. Cela s’explique notamment par le fait que la migration est un phénomène multifactoriel, transnational et en partie autonome qui ne peut pas être modelé de manière déterminante par un seul type d’intervention. Mais au-delà de la question de son impact sur les (potentiels) migrants, l’intermédiation par les pairs est digne d’intérêt scientifique car elle transforme en profondeur la division du travail dans la gestion internationale des migrations en Afrique.
Quel est le profil de ces personnes et comment comprennent-elles leurs rôles dans la gestion internationale des migrations en Afrique ?
Au Maroc, dès 2010 des « leaders communautaires » sont identifiés par l’OIM comme des intermédiaires pertinents pour faciliter le « bouche-à-oreille » au sein des communautés migrantes. La campagne administrative de régularisation en 2014 leur permet ensuite d’obtenir des titres de séjour et des contrats de travail. D’autres ressortissants africains régularisés rejoignent alors cette première génération d’intermédiaires pairs. Cette seconde génération d’intermédiaires aux profils plus divers a également émergé à la faveur de l’accroissement des financements européens dans le domaine de la gestion des migrations.
Aujourd’hui, si les intermédiaires pairs bénéficient d’une position privilégiée au sein des communautés migrantes, elles et ils restent cantonnés à des postes précaires et subalternes au sein des organisations qui les emploient. Dans ce contexte, les intermédiaires pairs déploient des stratégies pour améliorer leurs conditions de vie et de travail. Plutôt qu’une implication idéologique, les intermédiaires pairs font un usage instrumental de leur position à l’interface des migrants et des organisations de la gestion des migrations.
Comment s’inscrit le mécanisme de l’intermédiation par les pairs dans le contexte plus global d’externalisation de la politique migratoire de l’UE ?
L’externalisation du contrôle des frontières et des migrations consiste, pour l’UE, à déléguer une partie de cette tâche à des gouvernements de son voisinage plus ou moins immédiat. Elle s’accompagne également d’autres formes de sous-traitance qui impliquent des acteurs non-étatiques, tels que les organisations internationales (l’OIM notamment) ou des acteurs privés (comme les entreprises impliquées dans la gestion des demandes de visas européens). Cette dynamique de gouvernement à distance implique de plus en plus d’acteurs issus de la société civile, en particulier sur le continent africain. En effet, avec l’arrivée de fonds européens destinés à la lutte ou la prévention contre les migrations irrégulières dans leurs pays, un nombre croissant d’ONG et d’associations locales se sont impliquées dans le domaine. Mais si elles apparaissent à première vue comme des sous-traitants de l’UE, ces organisations sont tout à fait susceptibles de poursuivre des agendas qui leurs sont propres, en s’appropriant les ressources que confère leur intégration dans la gestion internationale des migrations.
Pour aller plus loin :
Anissa Maâ, « A “Migrantisation” of Borderwork? Emergence, Work Status, and Careers of Peer Intermediaries in Morocco’s Migration Industry: The Case of Voluntary Returns », Cahiers d’études africaines [En ligne], 2024.
Anissa Maâ, « Un contrôle migratoire « indigène » ? Colonialité et effets contrastés de l’intermédiation par les pairs dans la mise en œuvre des retours volontaires depuis le Maroc », Revue européenne des migrations internationales, [En ligne], 2023.
Anissa Maâ, « « Signer la déportation ». Migrations africaines et retours volontaires depuis le Maroc. », Editions de l’Université de Bruxelles, [En ligne] 2024.