Les refoulements de migrants aux frontières extérieures de l’Union européenne : une pratique en voie de généralisation ?
Équipe plaidoyer de France terre d'asile - Publié le 31 mars 2021© Adobe Stock
On ne compte plus les réquisitoires cinglants lancés contre les « pushbacks » souvent violents de migrants aux frontières extérieures de l’Union européenne (UE), documentés par de nombreux médias et organisations de la société civile en particulier depuis fin 2020. Ces pratiques de renvois sommaires, qui semblent de plus en plus courantes, ne disposent pourtant pas de définition officielle ou acceptée par tous au niveau international. Le Rapporteur spécial sur les droits de l’homme des migrants du Haut-Commissariat des Nations unies aux droits de l’homme, les définit comme « diverses mesures prises par les États qui ont pour conséquence que les migrants, y compris les demandeurs d’asile, sont sommairement renvoyés de force dans le pays où ils ont tenté de traverser ou ont traversé une frontière internationale sans avoir accès à la protection internationale ou aux procédures d’asile ou sans qu’il ne soit procédé à une évaluation individuelle de leurs besoins de protection ».
Ces pratiques peuvent alors entraîner une violation du principe de non-refoulement, consubstantiel au droit d’asile et consacré par l’article 33 de la Convention de Genève de 1951 : « aucun des États contractants n’expulsera ou ne refoulera […] un réfugié sur les frontières des territoires où sa vie ou sa liberté serait menacée ». Étendu à toute personne en besoin de protection par la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’Homme (CEDH), l’UE réaffirme également ce principe dans sa Charte des droits fondamentaux, dans le Traité sur le fonctionnement de l’UE, ainsi que dans les instruments composant le régime d’asile européen commun.
Malgré ce cadre légal, l’augmentation significative du nombre de demandeurs d’asile dans l’UE en 2015 a mis en lumière la difficulté de l’Union à gérer l’afflux de migrants à ses frontières. Cette situation a aussi montré les limites de l’application du règlement Dublin qui fait, de facto, reposer la responsabilité de l’examen de l’essentiel des demandes d’asile sur les pays de première entrée. Alors que les États membres ont été incapables de s’accorder sur la mise en place d’un mécanisme de solidarité pour l’accueil des demandeurs d’asile depuis 2015, l’UE a privilégié une politique d’externalisation visant à limiter l’arrivée de personnes migrantes sur son territoire, en renforçant sa coopération avec certains pays tiers – à l’image de la Turquie ou de la Libye. Le mandat et les moyens de l’agence Frontex ont également été renforcés, 10 000 garde-frontières et garde-côtes devant être déployés d’ici 2027 pour renforcer les contrôles aux frontières extérieures. Si ces politiques semblent avoir engendré une baisse des franchissements illégaux des frontières de l’UE à partir de 2017, elles ont également entraîné des violations des droits de l’homme à ces mêmes frontières.
La multiplication des « pushbacks » aux frontières internes et externes de l’Union européenne
Les organisations internationales, institutions européennes de défense des droits de l’homme et ONG documentent régulièrement des cas de personnes refoulées après un franchissement irrégulier de la frontière, sans que leur besoin de protection n’ait été étudié. Le réseau Border Violence Monitoring Network a notamment recensé près de 12 600 refoulements le long de la route des Balkans entre 2017 et 2020 dans un « Livre noir des ‘pushbacks’ » publié en décembre 2020. Cette pratique est également constatée entre les États membres de l’UE, à l’instar des renvois de migrants à la frontière italo-slovène qui provoquent une dynamique de « refoulements en chaîne » jusque dans les pays des Balkans, où les violences à la frontière sont également monnaie courante.
Les « pushbacks » de migrants en haute mer sont également fréquents et peuvent également entraîner des violations du principe de non-refoulement. Alors que le Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (HCR) a précisé que ce principe « s’applique partout où l’État exerce son autorité, y compris à la frontière, en haute mer ou sur le territoire d’un autre État », la CEDH a confirmé son applicabilité en mer en condamnant en février 2012, dans son arrêt Hirsi Jamaa et autres, l’Italie pour le renvoi sommaire de près de 200 migrants vers la Libye, sans procéder à une évaluation de leurs besoins de protection. Depuis, le pays a conclu un mémorandum relatif à la gestion des flux migratoires avec la Libye en février 2017, reconduit en février 2020 pour trois années supplémentaires, qui vise à limiter les départs de migrants via une coopération renforcée avec les garde-côtes libyens. Selon Amnesty International, près de 60 000 personnes auraient été renvoyées en Libye depuis le début de la mise en œuvre de cet accord, alors même que le pays n’est pas considéré comme un lieu de débarquement sûr pour les personnes secourues en mer par le HCR. Les « pushbacks » de migrants en mer Égée par les autorités grecques semblent également avoir atteint un niveau sans précédent, un rapport récent de l’ONG allemande Mare Liberum documentant le renvoi vers la Turquie de 9 798 personnes en 2020.
Depuis l’automne 2020, l’Agence européenne de garde-frontières et de garde-côtes, Frontex, est par ailleurs accusée par plusieurs médias d’avoir été impliquée dans plusieurs cas de « pushbacks » vers la Turquie d’embarcations qui se trouvaient en mer Égée. Fragilisée, l’Agence fait l’objet depuis fin 2020 de multiples enquêtes, lancées par la Cour des comptes européennes, le médiateur européen, le Parlement européen et l’Office européen de lutte anti-fraude (Olaf). Pour s’épargner de nouvelles critiques, Frontex a décidé de suspendre ses opérations en Hongrie le 27 janvier dernier alors que ce pays a continué de refouler près de 9 450 migrants vers la Serbie, et ce, en dépit d’une condamnation prononcée le 17 décembre 2020 par la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE). La Cour avait considéré que la politique migratoire hongroise enfreignait un accès effectif à la procédure d’octroi de la protection internationale. L’incapacité de l’Agence à faire du respect des droits fondamentaux une priorité durable de son agenda interroge alors que son rôle est amené à être renforcé dans la surveillance des frontières extérieures de l’UE. Alarmé par la hausse du nombre de renvois sommaires et violents de personnes en besoin de protection aux frontières maritimes et terrestres de l’UE, le HCR a appelé les États membres, dans un communiqué de presse publié le 28 janvier 2021, à enquêter sur ces pratiques qui entravent l’accès au droit d’asile.
Nouveau Pacte sur la migration et l’asile : quel impact ?
Afin de mettre en place des « procédures migratoires plus rapides et fluides », la Commission européenne propose d’instaurer un mécanisme de « filtrage » préalable à l’entrée dans l’Union, applicable à l’ensemble des ressortissants de pays tiers qui sont entrés de manière irrégulière dans l’UE par voie terrestre, maritime ou aérienne. Ce filtrage comprendrait des contrôles sanitaires, d’identité et de sécurité, et permettrait ensuite aux autorités compétentes d’orienter les personnes vers une procédure d’asile ou d’éloignement si elles n’ont pas sollicité une protection internationale et ne remplissent pas les conditions d’entrée sur le territoire. Afin de veiller au respect des droits fondamentaux des migrants ainsi qu’au principe de non-refoulement dans le cadre de cette procédure, la proposition de règlement prévoit que chaque État membre mette en place un « mécanisme de contrôle indépendant » aux frontières. L’Agence des droits fondamentaux de l’UE (FRA) devra établir des orientations générales pour garantir le fonctionnement véritablement indépendant de tels mécanismes. Si la proposition indique que les États membres pourront inviter des organisations nationales, internationales et non gouvernementales à prendre part au contrôle, leur participation ne sera toutefois pas contraignante, ce qui remet en cause la transparence de ces mécanismes. Si cette proposition est saluée par le HCR, de nombreuses ONG ainsi que le Conseil européen pour les réfugiés et les exilés (ECRE) recommandent de ne pas limiter la portée de ce mécanisme à la seule procédure de filtrage, la plupart des cas de « pushbacks » survenant en dehors des points de passages frontaliers officiels et des procédures formelles.
En parallèle, le nouveau Pacte risque d’accroître la pression exercée sur les pays situés « en première ligne ». Outre le maintien du critère désignant les pays de première entrée comme responsables de l’examen des demandes d’asile, la proposition de règlement visant à remplacer l’actuel règlement Dublin III par un instrument global de « gestion de l’asile et de la migration » – prévoit la mise en place d’un mécanisme de solidarité « flexible », basé notamment sur la relocalisation facultative des demandeurs d’asile et le « parrainage » de retours. Selon un rapport conjoint d’Oxfam et du Conseil grec pour les réfugiés publié en février 2021, le manque de prévisibilité d’un tel système risque d’accentuer la pression sur les pays situés aux frontières extérieures de l’UE, exposant les demandeurs d’asile à davantage de risques de « pushbacks ».
Alors que les cas de « pushbacks » de personnes en besoin de protection aux frontières extérieures de l’Union semblent de plus en plus fréquents, la proposition du Pacte sur la migration et l’asile d’instaurer un mécanisme de contrôle aux frontières représente une opportunité de lutter contre de telles pratiques, à condition que son indépendance soit garantie par des organisations compétentes en matière des droits de l’Homme et que sa portée soit élargie à toutes les actions aux frontières. Une résolution du Parlement européen du 10 février 2021 appelle également la Commission européenne à renforcer les sanctions envers les pays qui commettent des manquements graves au principe de non-refoulement.