"Les couloirs humanitaires garantissent une approche globale, non techniciste et citoyenne. "
Valérie Régnier, représentante en France de la Communauté de Sant’EgidioLa communauté de Sant’Egidio est implantée dans 74 pays. Communauté chrétienne au service des plus pauvres, elle est née en 1978 à Rome et est présente depuis 1997 sur le territoire français, où elle compte 2 000 membres, sympathisants et bénévoles.
Les couloirs – ou corridors – humanitaires sont nés en Italie en 2015, en réaction à la multiplication des naufrages en Méditerranée. Pouvez-vous nous présenter les caractéristiques des couloirs humanitaires et leurs spécificités par rapport aux autres voies légales de migration ? En quoi se distinguent-ils par exemple de la réinstallation ?
Les « couloirs humanitaires » sont nés d’un sentiment de révolte face aux morts absurdes en mer, alors même que les conditions d’un accès légal des réfugiés au territoire européen existent. De fait, lorsqu’en Italie une alternative aux ‘voyages de la mort’ a été réfléchie à partir de 2013, l’arsenal juridique déjà existant dans l’espace Schengen s’est avéré suffisant. Les « couloirs humanitaires » sont une voie légale et sûre de migration utilisant le Droit existant et permettant aux plus vulnérables d’y avoir recours.
À la différence des programmes de réinstallation, les couloirs humanitaires garantissent une approche globale, non techniciste et citoyenne.
Notre approche est globale au sens où elle s’étend de l’identification dans le pays de transit à l’intégration dans le pays d’accueil, avec un fil rouge continu et cohérent depuis la rencontre des familles dans le pays de transit, en amont de leur départ, de la préparation du voyage jusqu’au lien avec les citoyens qui vont accueillir les familles et les accompagner. Ce lien de confiance est établi dans le pays de transit et dure jusque dans le pays d’accueil.
D’un point de vue juridique, les familles arrivent munies d’un visa D au titre de l’asile. Elles doivent faire une demande d’asile à leur arrivée en France. Dans le cadre du Protocole des couloirs humanitaires, l’État garantit un accès facilité en Préfecture au Guda (Guichet unique pour demandeurs d’asile) et une procédure globalement plus rapide que la moyenne devant l’Ofpra (Office français de protection des réfugiés et apatrides) afin de faciliter l’intégration et alléger l’accompagnement que doit fournir le collectif citoyen accueillant.
En plus de l’Italie, la France, la Belgique et la principauté d’Andorre ont mis en place de telles opérations. Des partenariats sont-ils prévus avec d’autres gouvernements européens pour la création de couloirs humanitaires ?
Rappelons tout d’abord les différents Protocoles d’accord qui ont été signés avec plusieurs gouvernements européens. L’Italie a d’ores et déjà signé deux Protocoles consécutifs (le premier en décembre 2015), pour l’arrivée sûre de 2000 réfugiés du Liban. Parallèlement, un Protocole au bénéfice de réfugiés en provenance de l’Éthiopie vers l’Italie a été signé (500 personnes) et récemment renouvelé (600 personnes).
En France, un Protocole pour l’ouverture des couloirs humanitaires pour 500 réfugiés en provenance du Liban a été signé le 4 mars 2017 et est toujours en cours de mise en œuvre. La Belgique a réalisé les objectifs de son premier Protocole avec 150 réfugiés accueillis depuis le Liban et la Turquie. La principauté d’Andorre a accueilli une famille en provenance du Liban.
À ce jour, aucun autre pays n’a signé de Protocole mais des discussions sont en cours, portées par la Communauté de Sant’Egidio, pour ouvrir un couloir avec l’Allemagne et avec l’Espagne et pour promouvoir les Couloirs Humanitaires comme un modèle reposant sur des fondements juridiques européens, réplicable dans tous les pays européens.
En termes de pays de provenance, nous travaillons activement à l’ouverture d’un [projet de] Couloirs Humanitaires en provenance de la Libye où la situation est particulièrement urgente et dramatique.
Comment se déroule l’accueil des personnes en Europe une fois qu’elles ont été identifiées comme vulnérables dans les camps et qu’elles ont reçu un visa humanitaire ?
Les familles partent du Liban progressivement, par petits groupes, au rythme moyen d’un voyage organisé chaque mois, en fonction des disponibilités d’accueil : un logement décent mis à disposition et un collectif de bénévoles d’au moins 10 personnes. L’orientation des familles vers l’un ou l’autre des lieux d’accueil est décidée en tenant compte des besoins et vulnérabilités spécifiques de chaque famille et en fonction de la configuration des logements proposés.
Chaque arrivée, en France à l’aéroport de Roissy-Charles de Gaulle, est marquée par un accueil festif et chaleureux : des fleurs, des ballons, des discours de bienvenue. C’est un moment important de l’accueil et du parcours d’intégration, un premier aperçu du pays qui les accueille à bras ouverts. En Italie et en Belgique, chaque arrivée est même l’occasion d’une conférence de presse. Ce sont des moments fondateurs qui restent gravés dans les mémoires des personnes accueillies.
Les familles sont présentées aux bénévoles qui vont les accueillir et chacune se dirige vers son lieu d’accueil, son nouveau lieu de vie. Actuellement, 34 départements français sont concernés par l’accueil. La majorité des familles sont réparties en province, dans plus de 60 villes en France, dans les milieux ruraux ou urbains, exceptionnellement à Paris et en Île-de-France.
Chaque collectif de bénévoles est différent et s’organise en fonction de ses compétences, de ses capacités, et des besoins de la famille. Souvent, au sein d’un collectif, les bénévoles se répartissent les différents aspects de l’accompagnement de la famille : la santé, la demande d’asile, l’apprentissage du français, la sociabilité etc. Un tissu social et amical se forme ainsi autour des familles progressivement et favorise leur intégration et leur épanouissement en France.
Quel est le rôle concret des Églises et des associations œcuméniques participantes dans l’accueil et l’accompagnement ?
Le rôle des Églises et associations œcuméniques est multiple et implique aussi de nombreux partenaires non-confessionnels. Les couloirs humanitaires, créés en Italie par la Communauté catholique de Sant’Egidio et les Église Évangéliques Italiennes, sont dès l’origine un projet œcuménique. En France également, le projet est porté par cinq partenaires : la Fédération protestante de France, avec qui Sant’Egidio a initié les couloirs humanitaires en France, la Fédération de l’Entraide Protestante, la Conférence des Évêques de France et le Secours catholique-Caritas France. Nous travaillons ensemble, dans les pays de transit comme dans le pays d’accueil. Chaque Église mobilise son réseau et de nombreuses communautés locales, paroisses, associations (confessionnelles ou non) sont investies dans le projet à tous les niveaux.
Dès 2015, en France, après l’appel du Pape François invitant chaque paroisse à accueillir une famille de réfugiés, de nombreux collectifs s’étaient créés. Certains collectifs ont souhaité accueillir de nouveau dans le cadre des couloirs humanitaires, après une première expérience positive. D’autres sont des collectifs ‘dormants’ qui ont cessé d’être actifs faute d’avoir reçu des familles à l’époque et qui trouvent un nouveau souffle dans leur engagement en accueillant une famille des couloirs humanitaires. Beaucoup de collectifs dormants restent à réveiller.
Globalement, en France, de nombreux collectifs d’accueil sont des collectifs paroissiaux et inscrivent leur accueil dans une dynamique paroissiale, voire diocésaine par endroit. Il en est de même dans l’Église protestante. De plus, les Évêques et curés sont par endroit des relais, voire des initiateurs ou des fédérateurs. Il est très intéressant et enrichissant de voir au quotidien des Églises accueillantes se mobiliser pour un accueil inconditionnel puisque les réfugiés accueillis sont majoritairement de religion musulmane.
Le programme existe depuis 2016 en Italie et 2017 en France, quel bilan pouvez-vous dresser aujourd’hui ? Quelles sont les principales réussites et les défis encore à relever ?
Au 30 avril 2019, ce sont près de 2500 personnes qui ont pu rejoindre l’Europe de manière sûre, légale et sécurisée via les différents couloirs humanitaires mis en place.
Plus de 2000 réfugiés sont accueillis en Italie, 150 en Belgique et une famille en Principauté d’Andorre.
Pour la France, au 15 juin 2019, 341 personnes sont arrivées en provenance du Liban. Comme en Italie, nous accueillons à 90% des familles, de 4 personnes en moyenne. Plus de 40% sont des enfants mineurs. Les familles qui arrivent sont très majoritairement syriennes, mais aussi irakiennes ou palestiniennes de Syrie.
Le Protocole français, signé le 14 mars 2017, a permis la première arrivée en juillet 2017. La grande majorité des familles sont cependant arrivées en France depuis un an et demi (à compter de janvier 2018). Il est donc encore tôt pour tirer des leçons globales même si nous pouvons déjà noter certains résultats positifs comme par exemple le fait qu’aucun cas de « fugue » (départ vers un pays tiers européen) n’ait été recensé parmi les 341 réfugiés accueillis en France.
Concernant la demande d’asile, étape administrative cruciale de l’intégration, 98% des familles entendues à ce jour ont reçu une réponse positive de l’OFPRA dans un délai moyen de 5 mois qui dépasse le délai initialement prévu par le Protocole. De fait, nous constatons des temps de traitement administratifs très aléatoires, extrêmement rapides pour certaines familles et beaucoup plus longs pour d’autres. Si sur le fond, les résultats sont positifs en termes de protection des familles, un des défis est de diminuer encore le délai de procédure devant l’Ofpra, pour toutes les familles, afin de favoriser l’intégration rapide.
Concernant la scolarité et la formation, tous les enfants ont été scolarisés très rapidement après leur arrivée, et les adultes ont tous reçus des cours de français, soit par des bénévoles, soit auprès de prestataires rémunérés par les collectifs. De très nombreux adultes accueillis sont eux-mêmes investis dans des activités de volontariat auprès d’associations locales (épiceries solidaires, vestiaires solidaires etc.) ce qui les met en lien avec d’autres et leur permet de se sentir utiles très rapidement, sans attendre d’avoir le droit au travail.
L’apprentissage de la langue française, que les enfants acquièrent très vite, reste un grand défi pour les adultes, notamment les plus âgés. De nombreux efforts sont concentrés sur certains adultes de familles particulièrement vulnérables, notamment ceux n’ayant jamais été scolarisés dans leur pays d’origine.
Les collectifs de bénévoles s’engagent à accompagner et entourer les familles durant une année minimum. Cette période doit permettre aux familles d’accéder, sinon à une intégration effective, tout du moins à une première autonomisation. Ainsi, au bout de cette première année, la grande majorité des familles disposent d’un accès à un logement indépendant pérenne, souvent des logements sociaux d’État ou des appartements privés dont ils assument la charge (familles éligibles à l’Aide personnalisée au logement). Par contre, le nombre d’adultes ayant repris une activité salariée à ce stade reste faible, malgré certaines « success stories » assez spectaculaires.
Un puissant indicateur de la réussite et de la pérennité des couloirs humanitaires réside dans le fait que l’ensemble des collectifs investis à ce jour se déclarent disponibles pour renouveler l’expérience. Certains collectifs en sont déjà à leur deuxième famille accueillie. De belles histoires d’amitié et d’intégration s’écrivent.
Cette réussite est notre principal défi : faire croître et organiser sur tout le territoire français et européen un large réseau d’accueil et d’intégration capable non seulement d’accueillir les réfugiés restant à faire venir conformément aux Protocoles en cours (150 en France), mais au-delà de constituer, pérenniser et amplifier une voie légale et sécurisée d’accès à l’Europe, alternative aux voyages de la mort, au bénéfice d’un maximum de personnes vulnérables poussées à l’exil par les conflits, violences et chocs politiques, économiques ou environnementaux d’aujourd’hui et de demain.