« L’accord UE-Turquie a acté la fermeture des portes de l’Europe »
Sinem Hun, experte indépendante basée en Turquie pour le compte du Conseil européen pour les réfugiés et les exilés (ECRE)- Quel bilan pouvez-vous dresser des cinq ans de mise en œuvre de l’accord migratoire conclu entre l’Union européenne et la Turquie en 2016 ?
En réalité, la mise en œuvre de l’accord a radicalement changé depuis le 27 février 2020. Depuis cette date, la Turquie a déclaré qu’elle ouvrait sa frontière avec l’Union européenne (UE), signifiant une suspension de facto de l’accord. Dès lors, les réfugiés et les demandeurs d’asile ont été encouragés par les autorités turques à se rendre aux frontières grecques. Lors de ces incidents de février, environ 13 000 personnes se sont précipitées vers la frontière de Pazarkule, à Edirne, en Turquie. Selon le rapport de l’Association internationale des droits des réfugiés, basée en Turquie, la majorité des réfugiés qui se trouvaient aux postes-frontières étaient des citoyens afghans (54,1 %), syriens (22,1 %) et pakistanais (7,8 %). Ils sont restés bloqués dans la zone tampon jusqu’en avril 2021. En mars, la pandémie de Covid-19 a éclaté et les autorités turques ont interrompu toutes leurs opérations, y compris celles découlant de l’accord avec l’UE, sous couvert de protéger la santé publique. Depuis cette période, la Turquie n’a pas mis en œuvre l’accord. Par ailleurs, si on se penche sur les neuf points spécifiques figurant dans l’accord, il est évident qu’il existe un déséquilibre entre les engagements pris par les deux parties.
- Renvois de la Grèce : les chiffres sont assez faibles. Alors qu’en 2016, 2 139 migrants irréguliers ont été réadmis en Turquie depuis la Grèce, seuls 139 l’ont été en 2020. Cette baisse s’explique notamment par les jugements de tribunaux grecs reconnaissant que la Turquie n’est pas un pays tiers sûr pour les réfugiés. Par la suite, la Turquie a cessé ses opérations à partir du 16 mars 2020 en raison de la Covid-19. La Grèce attend désormais que la Turquie accepte des milliers de réfugiés. Cela entraîne des conditions de vie inacceptables, de graves violations des droits de l’homme dans les îles grecques, et dans l’UE, tout comme des renvois sommaires illégaux du côté grec.
- Réinstallations dans l’UE : il s’agit d’une autre partie de l’accord qui a échoué. Pour chaque Syrien renvoyé en Turquie depuis les îles grecques, un réfugié syrien devait être réinstallé de la Turquie vers l’UE. Cependant, en 2016, le nombre total de Syriens réinstallés était de 28 648. Sur ce nombre, 2 422 ont été réinstallés dans l’UE en 2020. Les opérations de réinstallation ont été suspendues en mars en raison de la pandémie de Covid-19, mais elles ont repris en juillet 2020. La principale raison de ces faibles chiffres est la réticence des dirigeants européens à accepter des Syriens. En 2020, seul le Portugal a été proactif en la matière. Nous savons pourtant que la Commission européenne encourage constamment les pays de l’UE à la réinstallation et fournit 10 000 euros par réfugié réinstallé.
- Prévention des départs : il s’agit de la mesure la plus concluante de l’accord. Les franchissements illégaux ont considérablement diminué depuis la mise en œuvre de l’accord.
- Le programme d’admission humanitaire volontaire : malheureusement, il n’existe pas de données transparentes sur ce programme. Il s’agit de l’un des échecs de l’accord.
- Libéralisation des visas [pour les ressortissants turcs] : aucun progrès n’a été observé jusqu’à présent. L’UE n’est pas disposée à respecter cet engagement.
- Allocation de fonds : 6 milliards d’euros ont été alloués à divers projets visant à renforcer les droits des réfugiés et demandeurs d’asile dans leur accès à la protection, à l’éducation, à la santé, aux aides sociales, à l’aide juridique, au logement, etc. La Turquie s’est plainte de la lenteur du processus de versement des fonds et a indiqué que cela doit être plus rapide dans le cadre du nouvel accord.
- Mise à niveau de l’Union douanière : aucun progrès n’a été observé jusqu’à présent.
- Redynamiser le processus d’adhésion à l’UE : aucun progrès significatif n’a été observé jusqu’à présent.
- Améliorer les conditions humanitaires en Syrie : il s’agit d’un engagement très ambitieux pour les deux parties, car la stabilité de la Syrie dépend de nombreuses dynamiques externes, comme nous le savons tous.
- Quelles ont été les conséquences de cet accord sur la situation des réfugiés et demandeurs d’asile en Turquie ?
L’impact majeur de cet accord est la fermeture des « portes de l’Europe » où les réfugiés pouvaient demander un asile durable. Selon la loi turque, les réfugiés non-européens ne peuvent pas solliciter l’asile en Turquie mais peuvent bénéficier soit d’une protection temporaire (la protection la plus privilégiée et accordée notamment aux Syriens fuyant vers la Turquie après la crise de 2011 et aux Palestiniens apatrides originaires de Syrie), soit d’une protection internationale (une forme de protection pour tous les autres réfugiés originaires d’autres pays).
L’allocation de 6 milliards d’euros peut être interprétée comme l’impact majeur de l’accord changeant la vie des réfugiés et des personnes en besoin de protection ; cependant, comme l’a déclaré la Cour des comptes de l’UE en 2018, une partie considérable de la première tranche des 3 milliards alloués a été dépensée en coûts de ressources humaines pour des projets gérés par les organisations internationales, et en particulier les organisations des Nations unies. En outre, la Cour des comptes de l’UE a déclaré que la moitié des projets audités n’avaient pas atteint les résultats escomptés. 80 % des ONGI contrôlées et financées par l’UE n’ont pas été en mesure d’atteindre les résultats prévus dans le cadre de leurs projets d’aide aux réfugiés. L’efficacité de ces projets est donc tout à fait discutable. D’un autre côté, certains soutiennent que les fonds alloués ont été bénéfiques pour restructurer le système migratoire turc, qui était très fragile et désorganisé avant le début de la crise syrienne. L’augmentation progressive de la capacité opérationnelle et organisationnelle de la Direction générale de la gestion des migrations (DGMM) permet aux réfugiés et aux demandeurs de protection d’accéder plus facilement à la protection, à la santé, à l’éducation, au logement et aux aides sociales. Des projets à long terme et de grande envergure tels que « SIHHAT » (santé), « PICTES » (éducation), « ESSN » (aides sociales), « CCTE » (éducation) et « UTBA » (aide juridique), ont eu un impact très positif sur la vie des réfugiés, qui représentent aujourd’hui environ 5 % (plus de 4 millions) de la population totale de la Turquie. Toutefois, il convient de noter que ces projets sont critiqués pour être centrés exclusivement sur les Syriens et ne pas tenir compte des besoins des autres réfugiés.
- Quelle est la situation actuelle des réfugiés syriens présents dans le pays ?
Les Syriens vivent en Turquie depuis 10 ans, ce qui est une longue durée. Selon une étude récente, 74 % des personnes interrogées ont déclaré qu’elles n’envisageaient pas de retourner dans leur pays d’origine. Ce fait oblige les autorités turques à investir davantage dans des projets de cohésion sociale dans différents domaines. Au 27 février 2020, la part des bénéficiaires de la protection temporaire enregistrés auprès des autorités turques s’élevait à 3 587 266 personnes, dont moins de 2 % étaient hébergées dans les camps, tandis que 3 523 218 personnes résidaient en dehors des camps.
Cependant, nombre d’entre eux sont confrontés à plusieurs problèmes importants après avoir été déplacés, notamment en ce qui concerne la cohésion sociale, les barrières linguistiques, l’accès aux services et au logement. Cela peut entraîner de mauvaises conditions de vie et des incidents liés aux tensions, discriminations et violences avec la communauté d’accueil. La fragilité économique persistante, les conditions dues à la Covid-19 tout comme le climat de haine contre les Syriens, impactent leur vie quotidienne. Le logement est un autre aspect problématique pour les Syriens, qui sont confrontés aux préjugés généralisés des propriétaires. La plupart du temps, ils louent des logements en mauvais état à des prix supérieurs à ceux du marché. Ils vivent regroupés dans les banlieues des villes, près des zones industrielles. Ils sont généralement employés de manière informelle dans presque tous les secteurs et leur accès au marché du travail est limité en raison de la barrière linguistique et des discriminations.
Par ailleurs, le retrait des protections temporaires sur la base de poursuites judiciaires injustifiées les privent automatiquement de l’accès aux services de base tels que l’éducation et les soins de santé, et augmente leur risque d’expulsion et de rétention. Les retours volontaires des centres d’expulsion, longtemps débattus, tout comme les mauvaises conditions de rétention dans certains centres d’expulsion, les obstacles à l’accès à l’aide juridique, le manque d’interprètes, les problèmes structurels quant au contrôle judiciaire des décisions administratives concernant les expulsions et la rétention administrative, sont autant de lacunes majeures au niveau juridique. Il y a également un manque de politiques transversales répondant aux besoins de groupes vulnérables, tels que les femmes, les enfants, les personnes âgées et les personnes handicapées. Les taux de scolarisation des enfants syriens diminuent considérablement après l’école secondaire, mais le travail des enfants et les mariages précoces, à l’inverse, augmentent. La violence fondée sur le genre est malheureusement répandue et l’accès des femmes syriennes aux procédures juridiques est limité en raison des barrières linguistiques et culturelles.
- Comment la pandémie de Covid-19 a-t-elle impactée leur intégration dans le pays ?
La Covid-19 est une pandémie mondiale et a inévitablement affecté tout le monde. Les enregistrements de protection internationale/temporaire ont été arrêtés dans presque toutes les villes de Turquie en 2020. Les projets de cohésion sociale des ONG ont été suspendus pendant une longue période. Les services de conseil de proximité des ONG et des associations d’avocats, y compris l’aide juridique, la protection, et le soutien psychosocial, ne peuvent être fournis que par téléphone, ce qui affecte considérablement la qualité et l’efficacité de ces services. Par ailleurs, la numérisation des services publics et non gouvernementaux réduit l’accès des Syriens à ceux-ci car leur accès à Internet et aux outils numériques tels que les smartphones, les ordinateurs portables ou les tablettes est assez limité.
La Covid-19 a également eu un impact significatif sur l’accès à l’éducation dès le début de 2020, la majorité des écoles ayant été fermées pendant une grande partie de l’année. Le gouvernement a fourni un EBA TV (connu sous le nom de Education Information Network TV), offrant des services éducatifs à ceux qui ne peuvent pas aller à l’école. Une recherche menée par l’ONG ASAM-SGDD a montré que 47 % des enfants n’étaient pas en mesure de bénéficier des applications d’éducation à distance telles que les télévisions, les tablettes, les ordinateurs. La pandémie a évidemment eu un effet énorme sur les perspectives d’emploi, y compris des réfugiés et des demandeurs d’asile. Cette crise a aussi touché les réfugiés dans une plus large mesure, creusant les inégalités de revenus déjà existantes. Une enquête menée par Oxfam a révélé que 87 % des économistes estiment que la pandémie a exacerbé l’injustice économique. Les recherches ont montré que 64 % des ménages de migrants en Turquie ont connu une forte baisse de leur revenu mensuel pendant la pandémie, dans 56 % de ces ménages les dettes ont augmenté et leur accès à la nourriture et à l’hygiène a diminué. Une autre étude menée par l’ASAM-SGDD auprès de 1 162 bénéficiaires de protection temporaire et internationale a montré que suite à la pandémie, le taux de chômage parmi les réfugiés a considérablement augmenté, passant de 18 % à 89 %. Les obstacles à l’accès aux soins de santé se sont également poursuivis. Selon les conclusions de l’ASAM, 15 % des bénéficiaires d’une protection internationale ou temporaire ont ressenti le besoin de se rendre à l’hôpital pendant la période Covid-19, mais n’ont pas pu accéder aux services de santé pour diverses raisons. 25 % pensaient que les centres de soins étaient fermés, ce qui indique qu’une partie considérable des réfugiés n’était pas bien informée des mesures prises en réponse à la pandémie.
- Quels sont les enjeux du renouvellement de l’accord UE-Turquie ?
La nature juridique du « document » est l’un des principaux risques. Il n’est toujours pas clair s’il s’agit d’une déclaration, d’un accord, ou d’un autre type de document ayant des effets contraignants ou non. Dans le cadre du processus de renouvellement, l’UE et la Turquie doivent clarifier la nature du « document » et lui conférer un caractère contraignant dans l’intérêt de la démocratie, de la responsabilité, du contrôle judiciaire et de la transparence. Le contexte de l’accord doit aussi changer car, comme nous l’avons vu, une partie considérable de l’accord n’a pas du tout été appliquée. Les autorités européennes et turques doivent admettre que le droit de solliciter l’asile en Europe est un droit de l’homme pour chaque réfugié bloqué en Turquie depuis des années. Les protections internationales et temporaires n’offrent pas de garantie permanente aux réfugiés en Turquie, où les infrastructures économiques, le climat politique et les perceptions sociales sont défavorables aux Syriens. L’UE doit admettre que la Turquie n’a pas la capacité de subvenir aux besoins d’un tel nombre de réfugiés, quel que soit le montant des fonds alloués, et doit donc partager la responsabilité économique, politique et sociale avec la Turquie. La Turquie, en tant que candidate pour adhérer à l’UE, ne peut être traitée comme un pays voisin ou un partenaire comme le Maroc ou la Libye. Cette question ne peut donc être résolue à long terme qu’en revenant au cadre d’adhésion à l’UE et en rouvrant les volets pertinents dès que possible. Cette « crise des réfugiés » doit être interprétée par l’UE comme une opportunité de renforcer les capacités de la Turquie dans le but de la préparer à l’adhésion à l’UE. Sinon, ce type de pratiques de coopération informelle est temporaire et n’a aucun potentiel pour créer des effets durables sur la vie des réfugiés et des demandeurs d’asile et sur l’avenir politique de l’UE.
Article publié le 30/04/2021
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