Le bilan chiffré du règlement Dublin ne plaide pas pour son maintien
Thierry Le Roy, Président de France terre d'asile et Delphine Rouilleault, Directrice générale de France terre d'asileFrance terre d’asile s’intéresse à la dimension européenne de l’asile depuis plusieurs décennies. Assez pour avoir souvent pris position, et, depuis 2019, organisé conjointement avec la fondation Heinrich Böll des rencontres d’associations européennes : à Paris (en mars 2019), à Berlin (novembre 2019), et en visioconférence (en novembre 2020). Là, avec 43 organisations de la société civile, d’Italie, d’Allemagne et de France principalement, nous avons pris une première position sur le Pacte Migration-Asile proposé en septembre par la Commission européenne à la négociation des États membres : la « Déclaration de Rome ».
France terre d’asile s’apprête à préciser ses positions sur les enjeux de cette négociation qui porte d’abord sur l’asile et l’accueil en Europe des demandeurs d’asile, sans pouvoir oublier les politiques migratoires. Nous le ferons en partant d’une donnée connue mais insuffisamment analysée : l’échec du système de Dublin. Nous revenons ici, à partir des chiffres européens mais aussi de notre expérience, sur ce bilan.
- La répartition des demandeurs d’asile en Europe n’est ni équitable ni acceptée
Au sein de l’UE, le règlement dit Dublin III du 31 juillet 2013, aujourd’hui en vigueur et maintenu par le projet de Pacte, organise la répartition de l’accueil des demandeurs d’asile entre États membres selon le principe de responsabilité de l’État de première entrée (article 3), avec des exceptions limitées pour les demandeurs qui peuvent se prévaloir de liens familiaux ou prouver un séjour antérieur (articles 7 à 17).
Ce système de répartition de la « charge » de l’accueil n’a pas résisté à l’expérience.
1.1. Ce système ne réussit pas à répartir équitablement la charge de l’accueil des demandeurs d’asile en fonction de critères objectifs. Ainsi, si on rapporte le nombre des demandeurs d’asile enregistrés dans chaque État membre, en 2019, à sa population, on obtient :
Source : Eurostat
1.2. Ce système, s’il était vraiment appliqué, pénaliserait les États de première entrée, ceux du Sud.
On peut le voir aux flux d’entrées irrégulières aux frontières extérieures de l’UE (source Frontex, Commission européenne et OIM) : en 2019, 141 700 franchissements illégaux des frontières ont été détectés dans l’UE dont 11 471 en Italie, soit 8 % du total de l’UE, 32 513 en Espagne, soit 22,9 % du total, 71 386 en Grèce, soit 50,4 %, 7 821 à Chypre, soit 5,5 %, 3 405 à Malte, soit 2,4 %. On le voit encore en 2020 : dans un contexte de baisse des arrivées (99 475 au lieu de 141 700 dans toute l’UE), ce sont toujours les pays de l’Europe du sud qui sont principalement les pays de première entrée (41 861 arrivées en Espagne, 34 154 en Italie, 14 785 en Grèce).
De ce fait, ces États soit évitent d’enregistrer les demandeurs d’asile en transit, soit sont débordés.
Au vu des tableaux Eurostat de la demande d’asile entre 2011 et 2020, l’exemple de l’Italie est parlant : avant l’entrée en vigueur de Dublin III (2014), la France accueillait plus demandeurs d’asile que l’Italie; sous l’effet de Dublin, la charge de l’accueil devient sensiblement plus forte en Italie, qui assume tant bien que mal sa responsabilité de pays d’entrée en Europe; et, à partir de 2018, l’Italie abandonnée par les autres États membres ne joue plus le jeu, et les chiffres s’inversent de manière spectaculaire jusqu’à aujourd’hui.
1.3. Ce système engendre une part importante de demandeurs d’asile qui se présentent dans un autre État membre que l’État de première entrée (demandeurs « en procédure Dublin », dits les « Dublinés », qui inclut les demandeurs déboutés antérieurement dans un autre État membre). On peut estimer l’évolution de cette part en rapprochant les chiffres Eurostat des « requêtes Dublin émises par les pays européens sollicités » des chiffres des demandeurs d’asile enregistrés la même année (les seconds ne comprenant pas les premiers) :
- 2016, total UE : 148 600 demandes de transfert / 1 261 335 DA, ratio de 11,8 %
- 2019 : 142 511 / 664 740, ratio de 20,4 %
La part prise par cette catégorie des demandeurs d’asile, qui s’est développée très vite après l’entrée en vigueur du règlement de 2013, au cours de la « crise migratoire » de 2015-17, ne s’est pas résorbée avec le reflux des années 2018-20.
1.4. Cette catégorie (les « Dublinés »), n’est éligible qu’à un transfert vers le pays de première entrée ou de première demande d’asile, ou à l’errance jusqu’à retrouver le droit de former, au bout de 18 mois, une nouvelle demande dans le pays choisi (en France, par exemple, 30 % des demandes formées par des Dublinés finissent par être ainsi requalifiées), ou à une régularisation discrétionnaire dans ce pays. Ils sont surtout très inégalement répartis entre États membres :
- Fin 2016, sur 148 600 demandeurs d’asile identifiés dans l’ensemble de l’UE comme « Dublinés » (en France, mis en procédure Dublin au GUDA), l’Allemagne en comptait à elle-seule 53 918 (35 %), la France 25 368 (16 %).
- Fin 2019, sur 142 494 « Dublinés », ces deux pays en comptaient le même nombre (plus de 48 000). À eux deux, ils représentaient 68 % des Dublinés au sein de l’UE.
1.5. Les transferts obtenus par les États membres accueillant des Dublinés restent faibles.
Pour l’Allemagne et la France, principaux États membres concernés, ils étaient autour de 5 % des Dublinés identifiés en 2016 (3 002 depuis l’Allemagne, 1 293 depuis la France). Ce pourcentage a augmenté avec le reflux des années suivantes. Mais en 2019, la France n’obtient encore le transfert que de 11, 7 % (5 673) de ses Dublinés; l’Allemagne elle-même en reste à 17 % (8 423). Ce faible taux de transfert démontrant l’inefficacité du système est doublé d’inutilité quand deux pays en viennent à transférer l’un vers l’autre un nombre équivalent de personnes (1 772 transferts de la France vers l’Allemagne en 2019 pour 1 212 transferts de l’Allemagne vers la France ; 753 de l’Allemagne vers la France en 2018 pour 783 de la France à l’Allemagne). Or, d’importants moyens financiers et humains sont mobilisés pour ces faibles résultats.
Source : Eurostat
- En France, l’accueil des demandeurs d’asile est fortement perturbé par la présence de cette catégorie de demandeurs d’asile qui reste sans issue (ou n’a d’autre issue que d’attendre 18 mois que leur transfert ne soit plus possible).
Ils sont nombreux, bien entendu, devant le premier accueil avant leur enregistrement au GUDA en « procédure Dublin », notamment en Île-de-France (près de 14 000, soit 52 % en 2020), qui pâtit par ailleurs du système encombré de régulation par la plateforme téléphonique mise en place en 2018 par l’Ofii pour l’accès aux SPADA de cette région, désormais sous la pression du contentieux sur la question des délais d’enregistrement des demandes.
La situation et le nombre des Dublinés posent des questions. Ils ont droit à l’allocation pour demandeurs d’asile (ADA), mais pas d’hébergement en CADA. On les retrouve dans d’autres dispositifs du DNA (HUDA, qui accueilleraient selon l’Ofii 20 % des Dublinés en 2019, peut-être plus, avec des taux d’accompagnement plus faibles, alors que le besoin est plus fort), dans les hébergements généralistes, ou simplement « domiciliés » (France terre d’asile en domiciliait plus de 11 000 en 2019) et, de façon récurrente, dans les campements (où France terre d’asile les identifie, à Paris, par ses maraudes : une personne sur trois ou quatre). L’orientation géographique des demandeurs d’asile vers d’autres régions que l’Île-de-France, principal objet du nouveau SNADAR, ne concerne pour le moment que les autres demandeurs d’asile (bien qu’aient été institués, ces dernières années, des bureaux pour le traitement spécifique des Dublinés dans les préfectures de région hors Île-de-France). Bien qu’il ait été annoncé qu’ils seraient prochainement concernés par le mécanisme d’orientation en région, la procédure pourrait s’avérer « compliquée », selon les mots mêmes des autorités.
- Que faire ?
3.1. Le ministère de l’Intérieur affiche de manière très volontariste, ses objectifs d’augmentation du taux de transfert des Dublinés. Mais il ne sait pas dire combien parmi les Dublinés transférés ces dernières années sont revenus aussitôt après.
Sans doute compte-t-il, bien qu’il n’en dise rien, sur le volontarisme affiché de son côté par la Commission européenne pour intensifier la politique des retours des demandeurs d’asile finalement déboutés (cf. Communication des deux commissaires au Conseil, du 10 février 2021).
3.2. À France terre d’asile, nous admettons que le retour des déboutés peut faire partie du système de l’asile, mais nous doutons de l’efficacité des politiques de retour vers les pays d’origine.
Nous pensons qu’il y a des alternatives au « principe de responsabilité » selon Dublin III, qui est rejeté par les États de première entrée de l’Europe du sud, qui sont pourtant contraints de l’appliquer. Ce principe, jusqu’ici soutenu par la France, y a surtout engendré des situations inacceptables comme les camps des îles de la mer Égée, ou les refoulements aux frontières de la Hongrie, de la Slovénie ou de l’Italie.
Certains plaident pour qu’on étudie la faisabilité d’un système de libre choix par le demandeur d’asile du pays chargé de l’instruction de sa demande (en faisant valoir que la répartition entre États membres qui en résulterait ne serait pas forcément très différente de l’actuelle, mais sans le verrou qui empêche des Dublinés de former leur demande là où ils se trouvent). Les grandes disparités entre États membres, en particulier des taux de reconnaissance pour les principales nationalités, rendent cependant le choix d’un tel système en Europe fort aléatoire, ou au moins prématuré par rapport à l’état de l’harmonisation entre États membres.
Notre position reste donc favorable à un système de répartition faisant une place qui pourrait être élargie aux critères tenant aux liens familiaux, linguistiques ou nés du séjour, en complément d’une répartition solidaire, sur des critères objectifs (comme ceux de 2015), établie entre les États membres qui s’y engageraient. La détermination du lieu de cette répartition (frontières extérieures de l’UE et/ou ailleurs) est une question distincte, qui devrait, dans la discussion du Pacte de l’UE, venir en second.
L’évolution récente des chiffres de la répartition entre États membres des demandeurs d’asile, et de la part des Dublinés, pourrait ébranler l’attachement de la France et de l’Allemagne au « principe de responsabilité » qui fonde le système de Dublin III. D’autres États membres qui accueillent des Dublinés (Pays-Bas, Autriche, Suède), ou qui voient leurs demandeurs d’asile monter en flèche (Espagne) pourraient y être sensibles aussi. Les pays d’Europe du Sud en font, eux, une ligne rouge de leur participation au régime européen de l’asile.