Les Ankerzentren allemands : une gestion rapide de la procédure d’asile au détriment des droits fondamentaux
Équipe plaidoyer de France terre d'asileAffiche contre les Ankerzentren lors d’une manifestation à Hambourg en septembre 2018
© GuenterHH/ Flickr
Dès 2015, l’Allemagne a été érigée en modèle pour l’accueil des demandeurs d’asile en Europe, le pays s’étant distingué par son ouverture aux ressortissants syriens fuyant la guerre civile. Cette politique a conduit à une explosion du nombre de demandes d’asile outre-rhin, passant de 202 645 en 2014 à 476 510 en 2015. Cette année-là, l’Allemagne a accueilli le plus grand nombre de demandeurs d’asile en Europe, loin devant la Hongrie, en seconde place, qui en a reçu 177 135. En moyenne, un peu plus de 47 000 demandes ont été déposées dans chaque État membre de l’Union européenne (UE) en 2015.
Pour répondre aux besoins d’accueil sans précédent, notamment dans le sud du pays, de nouvelles structures ont ouvert en 2016 et 2017 : des « centres d’arrivées » rassemblant plusieurs services liés à l’enregistrement des demandes d’asile, et des « centres d’accueils spéciaux », uniquement en Bavière, pour les personnes placées en procédure dite « accélérée ». Jugeant ces mesures insuffisantes, Horst Seehofer, alors ministre-président de ce Land du sud, décide d’ouvrir des « centres de transit » réservés aux ressortissants de pays pour lesquels une protection est rarement octroyée. Devenu ministre fédéral de l’Intérieur en mars 2018, il propose la mise en place de structures regroupant plusieurs administrations, les Ankerzentren, avec pour objectif d’accélérer les procédures d’asile, les renvois des personnes déboutées, et le transfert des personnes placées en procédure « Dublin ».
Alors que d’autres États membres de l’UE se heurtent également à la saturation de leurs dispositifs d’accueil et d’hébergement mais aussi de leurs administrations, notamment de celles responsables de l’instruction des demandes de protection, pourraient-ils s’inspirer de ce modèle inédit en Europe ? Quel bilan peut-on tirer des Ankerzentren, presque deux ans après leur création ?
Le terme « Anker » regroupe plusieurs mots allemands : « An(kunft) » pour « arrivée », « k(ommunale Verteilung) » pour « répartition communale », « E(ntscheidung) » pour « décision » et « R(ückführung) » pour « renvoi ». La gestion de ces centres d’accueil repose sur les Länder, qui sont responsables de l’accueil mais aussi des retours des demandeurs d’asile. Ces structures peuvent accueillir jusqu’à 1 500 personnes et rassemblent en leur sein toutes les administrations – y compris fédérales – liées à l’instruction de la demande d’asile et aux besoins des requérants : Office fédéral des migrations et des réfugiés (BAMF), Agence fédérale pour l’emploi, ministère de la Justice etc.
Le 1er août 2018, 6 Ankerzentren « pilotes » ont ouvert en Bavière, qui devaient être suivis par des structures similaires dans tous les Länder allemands, comme le stipulait l’accord national de coalition de février 2018. En dehors de la Sarre et de la Saxe, dirigés par des ministres-présidents du parti conservateur CDU, les autres gouvernements régionaux ont refusé d’en établir sur leur territoire, évoquant la peur de la concentration des demandeurs d’asile et la violence qu’elle pourrait entrainer ou encore la difficulté de rassembler des services qui dépendent d’administrations différentes. Aujourd’hui, l’Allemagne compte donc 8 Ankerzentren répartis dans 3 Länder, la plupart en Bavière.
Outre-rhin, les demandeurs d’asile sont orientés, les six premiers mois, vers des « centres d’accueil initiaux » en fonction d’une « clé de répartition » prenant en compte différents critères, comme le nombre d’habitants de chaque Land. Ils obtiennent ensuite un hébergement dans une structure d’accueil collective ou dans un logement privé (dit « en diffus »), gérés la plupart du temps par les municipalités, souvent dans le même Land. Là où des Ankerzentren existent, les demandeurs d’asile y sont hébergés pour toute la durée de l’instruction de leur demande, qui ne doit pas excéder 18 mois, et 6 mois pour les familles avec des enfants mineurs. En fin de procédure, les personnes reconnues bénéficiaires de la protection internationale, dans les Ankerzentren comme dans les centres d’accueil « traditionnels », sont répartis dans des hébergements gérés par les municipalités du Land. Les personnes déboutées doivent être renvoyées vers leur pays d’origine ou transférées vers l’État membre responsable de leur demande si elles sont en procédure « Dublin », théoriquement plus rapidement quand elles sont hébergées dans un Ankerzentrum. Elles peuvent néanmoins être placées en centre de rétention dans l’attente de leur éloignement.
À l’instar de nombreux responsables politiques, des membres de la société civile, comme le Conseil bavarois pour les réfugiés, ont dès le début dénoncé la violation des droits fondamentaux des demandeurs d’asile qu’entraîne un placement dans un Ankerzentrum. Selon les organisations Diakonie et Caritas, l’hébergement collectif favorise la promiscuité et ce manque d’intimité est inadapté au séjour prolongé de populations vulnérables. Ayant déjà subi des traumatismes, elles peuvent développer de nouveaux troubles psychologiques.
Isolant les résidents des populations locales, les Ankerzentren sont décriés pour le manque de perspectives d’intégration qu’ils offrent à leurs résidents. Souvent situés en périphérie des villes, éloignés des zones d’habitation, ces anciens baraquements militaires entourés de barbelés sont comparés à des prisons tant par leur architecture que par leur règlement : les mouvements des demandeurs d’asile y sont limités. Les enfants qui doivent, en principe, être scolarisés au sein des centres, ne bénéficient pas d’un programme scolaire adapté à leur âge et à leur niveau d’éducation. Cependant, chaque centre est différent : les Länder disposent d’une certaine autonomie pour les gérer, et certains parviennent à limiter ces écueils. Un autre problème se pose alors, celui de l’inégalité des droits des demandeurs d’asile sur le territoire.
Le 1er août 2019, après l’ouverture de sept Ankerzentren et 8 200 demandes traitées en un an, le gouvernement fédéral allemand assurait avoir rempli son objectif d’accélération de la procédure d’asile, les demandes étant examinées en moins de deux mois en moyenne contre trois mois ailleurs dans le pays. D’après la société civile, cette rapidité ne signifie pas forcément une meilleure efficacité, le taux d’erreur dans les décisions du BAMF ayant augmenté. Par ailleurs, cette vitesse limiterait l’accès à l’information et aux droits des demandeurs d’asile. En effet, leurs entretiens ont lieu deux à trois jours après leur arrivée dans le centre, ce qui ne permet pas une véritable préparation. Les sessions d’information, organisées par l’Office fédéral, « soulèvent des inquiétudes relatives à leur qualité », l’administration étant également celle qui instruit les demandes d’asile. Enfin, l’accès des ONG aux Ankerzentren variant en fonction des territoires, il peut être difficile d’obtenir des conseils juridiques indépendants.
Il est aussi difficile d’affirmer que le deuxième objectif affiché lors de la création de ces centres, à savoir l’accélération des renvois et des transferts, a été atteint. Selon les associations, certains demandeurs d’asile déboutés et « dublinés » fuient les centres pour ne pas être expulsés, ce qui les conduit à vivre à la rue. Par ailleurs, d’autres obstacles, comme les décisions des autorités des pays d’origine des requérants, participent à limiter les expulsions en refusant le retour ou en ne fournissant pas les documents nécessaires à celui-ci. Les personnes concernées peuvent donc se retrouver coincées sans date de sortie dans les Ankerzentren.
Le « modèle » allemand des Ankerzentren constitue à ce jour une exception dans le paysage européen de l’accueil. Si les stratégies d’hébergement diffèrent d’un État de l’UE à un autre, certains répartissant les demandeurs d’asile en fonction de la nature de leur procédure et d’autres ne faisant pas de distinction, certains choisissant les centres collectifs et d’autres les logements diffus, aucun autre pays n’a proposé de regrouper l’hébergement avec l’ensemble des administrations jouant un rôle dans la procédure d’asile. Pour répondre aux défis de la surpopulation chronique des dispositifs d’accueil entraînant un nombre croissant de demandeurs d’asile à la rue, et à l’allongement des délais des procédures, l’organisation de ces centres pourrait inspirer les États membres. Cependant, un « modèle » incriminé pour ses violations des droits fondamentaux des demandeurs d’asile, notamment décrié pour l’accentuation des traumatismes et le retard dans l’intégration qu’il entraîne, ne semble décemment pas exportable. Et même condamnable à l’échelle allemande.