“L’intégration se fait dans le concret, et non dans l’abstrait des discussions politiques nationales”
Jeroen Doomernik, Professeur à l’Université d’Amsterdam et chercheur au sein du réseau européen IMISCOEJeroen Doomernik est Professeur à l’Université d’Amsterdam (Faculté des Sciences Sociales et du Comportement) et coordinateur du groupe de recherche sur les “Réfugiés dans les localités européennes” au sein du réseau de recherche interdisciplinaire européen IMISCOE (Migration internationale, intégration et cohésion sociale en Europe).
Depuis une vingtaine d’années (si on prend le Sommet de Tampere de 1999 comme point de départ « officiel »), les États membres de l’Union européenne (UE) œuvrent à développer un Régime d’asile européen commun (RAEC) dans lequel la protection internationale serait garantie dans un esprit de solidarité et de responsabilité commune. Lorsque la crise dite « des réfugiés » de 2015-2016 s’est produite, il est apparu clairement que cet objectif n’avait pas été atteint. Certains États membres ont accueilli un grand nombre de demandeurs d’asile et de réfugiés, tandis que d’autres en ont accepté beaucoup moins ou ont refusé d’en accueillir un nombre significatif. La solidarité entre les États membres a clairement fait défaut et le seul moyen d’empêcher l’implosion de l’Union a été la conclusion de l’accord UE-Turquie, qui a relâché la pression en limitant les nouvelles arrivées.
Quatre raisons expliquent le manque de solidarité des États membres de l’UE. Tout d’abord, l’objectif politique du RAEC n’a jamais été clairement défini, ni l’architecture nécessaire à sa réalisation. La plus grande partie du RAEC est constituée de directives, ce qui laisse une grande marge d’interprétation à l’échelle nationale, et donc des résultats inégaux en termes de normes d’accueil et de protection. Deuxièmement, le seul élément du RAEC qui a force de loi (c’est-à-dire qui a été transformé en règlement) est le principe de Dublin (à l’origine la Convention de Dublin de 1997). Pour faire simple, ce règlement dispose que l’État membre dans lequel le demandeur d’asile arrive en premier est responsable de l’examen ultérieur de la demande d’asile et de la protection de ceux qui sont reconnus réfugiés. En pratique, cela signifie que les États membres situés aux frontières extérieures de l’UE doivent prendre en charge de manière disproportionnée l’accueil des nouveaux demandeurs d’asile. En outre, cela signifie dans la pratique que les États membres qui sont situés ailleurs sur le continent n’ont aucun intérêt à modifier ce règlement. Troisièmement, les premiers pas vers un RAEC ont été faits avant l’élargissement de l’UE en 2004 (lorsque les États d’Europe centrale ont adhéré). Ces États n’avaient pas pris part aux négociations antérieures et n’ont eu d’autre choix que d’accepter ce qui avait été convenu auparavant, comme les accords de Dublin. En conséquence, les gouvernements des ces États peuvent faire valoir (et font valoir) que les défaillances du RAEC ne sont pas de leur fait et rejettent la responsabilité de leur trouver des solutions (par exemple en acceptant de prendre en charge une part équitable des demandeurs d’asile d’Italie ou de Grèce, pays qui dépendent de la solidarité des autres États membres pour alléger leur fardeau). Enfin, l’asile et la migration en général sont devenus les terrains de chasse privilégiés de la politique populiste, souvent de droite. Les partis qui s’insurgent contre les questions migratoires et qui blâment l’ « Europe » pour leur apparition ont acquis un poids politique considérable dans la plupart des États membres. Il est donc difficile pour les gouvernements de mener des politiques réalistes et pragmatiques dans les domaines de l’asile, des migrations et une intégration européenne approfondie.
Ces éléments laissent ainsi le RAEC dans un état d’inachèvement, et les États membres dans une impasse. Le courage politique est largement absent et les problèmes d’action collective sont renforcés par le règlement de Dublin. La seule voie sur laquelle les États membres peuvent s’accorder est celle des mesures qui maintiennent le nombre de demandeurs d’asile à un niveau bas ou qui le réduisent davantage. Cela signifie une prolongation de l’accord UE-Turquie et son émulation dans les relations avec d‘autres pays tiers. Si la solidarité entre les États membres ne peut être mise en place, la responsabilité de la protection des réfugiés est transférée ailleurs. Il s’agit évidemment d’une évolution inquiétante, car il existe de bonnes raisons de croire que la protection des réfugiés dans ces régions n’est pas conforme aux normes internationales. Cela signifie par ailleurs que l’Europe ne respecte pas les obligations qu’elle s’est fixée en 1999.
La question qui se pose alors est la suivante : si les parlements et les gouvernements nationaux ne sont pas en mesure de résoudre ce problème, y aurait-il d’autres institutions qui le pourraient ? Lorsque le lieu évident – l’Europe – n’est pas à la hauteur, les acteurs infranationaux pourraient-ils combler ces lacunes ?
Indépendamment du fait que les politiques relatives aux réfugiés relèvent d’un mandat national, ce sont généralement les niveaux inférieurs de gouvernance qui se doivent de façonner l’inclusion des réfugiés. L’intégration se fait dans le concret, et non dans l’abstrait des discussions politiques nationales.
Sans négliger les autres dimensions de l’intégration, les villes sont d’abord et avant tout intéressées par la fourniture de services de base tels que le logement et l’accès au marché du travail. Une fois que ces questions ont été correctement traitées, les autres suivent généralement. S’agissant du logement, le problème fondamental rencontré est la rareté de l’offre dans les endroits où la plupart des gens désirent vivre. Dans l’Europe d’aujourd’hui, il s’agit généralement de zones urbaines. Le défi politique pour les autorités municipales consiste donc à loger efficacement les réfugiés tout en offrant des logements sociaux au reste de la population. Ce défi peut être d’une importance capitale, surtout lorsque les villes subissent une pression politique en faveur de la dé-régularisation de leurs marchés du logement. Une logique de marché encouragerait le logement des réfugiés dans des régions plus éloignées où la pression démographique est plus faible, ce qui se produit précisément dans la pratique, surtout lorsque leur relogement dépend d’une sorte de clé de répartition nationale. Pourtant, il se peut que les possibilités d’emplois dans ces endroits soient faibles. Dans le même temps, l’intégration sur le marché du travail bénéficierait d’une adéquation optimale entre le capital humain des réfugiés et les besoins régionaux ou locaux du marché du travail. Pour cette raison, les autorités locales ont intérêt à exercer une certaine influence sur les mécanismes de relocalisation des réfugiés, au-delà d’une répartition équitable basée sur le seul nombre de personnes.
Les administrations municipales n’agissent pas isolément. Les acteurs de la société civile et les entreprises, pour des raisons morales, politiques et pratiques, ont également un intérêt considérable à une intégration réussie des réfugiés. Leurs actions à cet égard ne sont pas isolées : la politique et les discours nationaux relatifs à la répartition des réfugiés, à leur logement et à leur bien-être sont importants. Les gouvernements locaux comptent sur le financement national pour la mise en œuvre de ces politiques. Cependant, ces fonds sont souvent limités dans le temps et réduits à des objectifs politiques spécifiques. Parallèlement, les villes ont tendance à être plus inclusives que ne le souhaitent les gouvernements nationaux (par exemple, en incluant les personnes sans papiers et les demandeurs d’asile déboutés), ce qui accroît les écarts budgétaires et les tensions politiques entre les niveaux de gouvernance. En conséquence, les villes recherchent le soutien et l’échange de bonnes pratiques dans des réseaux tels qu’ “Eurocities”, “Cities of Refuge” (les villes refuges) et “Solidarity Cities” (les villes solidaires). Elles recherchent par ailleurs une plus grande autonomie dans le domaine des politiques relatives aux réfugiés en augmentant la portée de leur voix politique, tout en faisant pression pour obtenir un soutien auprès de la Commission européenne et de ses agences. On peut ici citer des exemples d’actions en justice contre des politiques nationales en invoquant le droit international, comme la Convention européenne des droits de l’Homme. En d’autres termes, alors que les gouvernements nationaux sont devenus méfiants à l’égard de la coopération internationale, les villes comprennent de plus en plus les avantages potentiels d’une coopération horizontale et verticale, dans l’intérêt d’un accueil et d’une intégration réussis des réfugiés.
Pour approfondir:
Birgit Glorius et Jeroen Doomernik (Eds.), Geographies of Asylum in Europe and the Role of European Localities (Les géographies de l’asile en Europe et le rôle des localités européennes), Springer: Cham, 2020 (en anglais)
Jeroen Doomernik et Djoeke Ardon, « The City as an Agent of Refugee Integration’ » (« La ville comme agent d’intégration des réfugiés »), Urban Planning, Vol. 3 (4), 2018, pp. 91-100 (en anglais) et www.ceaseval.eu