Règlement sur «l’instrumentalisation» : les inquiétudes subsistent malgré l’absence de compromis
Équipe plaidoyer de France terre d'asile - Publié le 20 décembre 2022La proposition de règlement visant à « faire face aux situations d’instrumentalisation dans le domaine de la migration et de l’asile », présentée le 14 décembre 2021 par la Commission européenne, a été l’un des dossiers prioritaires de la Présidence tchèque du Conseil de l’Union européenne (UE) lors du deuxième semestre 2022. Alors que cette dernière souhaitait parvenir à une position commune d’ici la fin décembre, aucune majorité n’a été atteinte lors du Conseil « Justice et affaires intérieures » du 8 décembre dernier.
S’il était adopté, ce nouveau règlement permettrait aux États membres de mettre en place des dérogations au régime d’asile européen commun, en matière de procédures d’asile, d’accueil et de retour, en cas de « situations d’instrumentalisation » de la migration. La plupart des dispositions contenues dans la proposition de règlement sont issues d’une décision d’exécution du Conseil datant du 1er décembre 2021, qui avait permis d’introduire des dérogations provisoires aux frontières lettones, lituaniennes et polonaises avec le Belarus, alors que ce dernier avait été accusé par l’UE « d’encourager l’entrée » de personnes migrantes vers l’UE.
Une approche davantage restrictive sous la Présidence tchèque du Conseil de l’UE
Dès le début de sa présidence du Conseil de l’UE, la République tchèque a proposé des mesures encore plus restrictives que celles présentées initialement par la Commission européenne. Dans une première proposition de compromis en date du 2 septembre, la définition des « situations d’instrumentalisation » a notamment été étendue aux « acteurs non étatiques » qui « encouragent ou facilitent le déplacement de ressortissants de pays tiers vers un État membre de l’UE », en plus des « pays tiers » qui étaient concernés par la proposition initiale. Il est également indiqué que les dérogations au régime d’asile européen commun pourront s’appliquer aux personnes « débarquées à la suite d’opérations de recherche et de sauvetage », ce qui laisse craindre que des ONG prêtant secours aux personnes exilées en mer soient accusées d’instrumentalisation, notamment suite aux tensions entre la France et l’Italie au sujet du débarquement de l’Ocean Viking en novembre dernier.
Dans une nouvelle proposition de compromis soumise le 6 octobre dernier, la Présidence tchèque proposait de réduire les délais d’enregistrement des demandes d’asile à trois semaines, contre quatre semaines dans la proposition initiale de la Commission, et trois à dix jours selon les règles en vigueur dans l’UE. Seule garantie maintenue, la priorité devrait être accordée aux personnes ayant des besoins particuliers de protection, à l’instar des mineurs. Bien que cette modification soit positive, les délais d’instruction des demandes d’asile passeraient eux à vingt semaines, recours compris, contre seize dans la version initiale de la Commission. Autre modification alarmante, l’entretien personnel nécessaire à l’examen de la demande d’asile pourrait être supprimé si « l’autorité responsable est en mesure de prendre une décision sur la base des preuves disponibles ».
En ce qui concerne la « procédure de retour d’urgence » qui pourrait être mise en place par les États membres en cas de « situation d’instrumentalisation » pour les personnes déboutées de l’asile, la référence au respect du principe de non-refoulement a été enlevée, tout comme celle relative à la limitation de la détention. Ces dernières ont été remplacées par une référence aux dispositions contenues dans la proposition de refonte de la Directive « retour » de 2018.
Le dernier compromis en date du 21 novembre – qui n’a pas été soutenu par la majorité des États membres le 8 décembre dernier – proposait enfin un déclenchement quasi-automatique d’une décision d’exécution du Conseil pour mettre en œuvre les dérogations prévues en cas de « situations d’instrumentalisation », ce qui laisserait une marge de manœuvre importante aux États membres pour invoquer ce cas de figure. Par ailleurs, ces derniers auraient la possibilité de prolonger de six mois les dérogations applicables, qui pourraient par conséquent rester en vigueur pendant un an au total.
Des abus déjà systématiques, documentés par les ONG
Face à l’ampleur des dérogations rendues possibles et leur impact significatif sur les droits des personnes en quête de protection, de nombreuses organisations de la société civile se sont coordonnées à l’échelle européenne pour s’opposer à l’introduction du concept d’instrumentalisation et à sa codification dans le droit de l’UE. Dans un communiqué conjoint publié en septembre 2022, plus de 80 ONG, dont France terre d’asile, affirment qu’un accord sur cette proposition de règlement entraînerait le démantèlement de l’asile en Europe.
Les associations insistent notamment sur le fait que cette proposition de règlement porterait atteinte à la dimension communautaire du régime d’asile européen commun, en permettant aux États membres de déroger ou non à ce dernier de manière permanente. Dans un récent éditorial, la Secrétaire générale du Conseil européen pour les réfugiés et les exilés (ECRE), Catherine Woollard, a ainsi précisé qu’une « utilisation excessive des dérogations conduira à un système fragmenté et non harmonisé ».
Les organisations de la société civile soulignent également le caractère contre-productif et injuste d’une telle proposition, qui pénaliserait et affecterait avant tout les personnes en quête de protection, et non les gouvernements des pays tiers qui chercheraient à « déstabiliser » l’UE. ECRE souligne que le non-respect des normes européennes en matière d’asile est déjà omniprésent, et que le risque existe que les États membres utilisent la notion d’« instrumentalisation » pour justifier la non-application des règles. Trois récents rapports de l’ONG Amnesty International, issus de trois enquêtes aux frontières polonaises, lettones et lituaniennes, mettent en lumière la manière dont ces pays justifient des pratiques et des politiques illégales, telles que des renvois sommaires, un usage excessif de la force par les gardes-frontières et des placements en détention arbitraires, en s’appuyant sur le narratif de « l’instrumentalisation ». En Lettonie, pas moins de 562 personnes ont été victimes de renvois sommaires la frontière entre le 23 mai et le 14 septembre dernier, tandis que 85 personnes, dont 18 mineurs, ont été placées en détention. Une délégation du Parlement européen qui a effectué une mission d’enquête en Lettonie et en Lituanie en mars dernier s’est également alarmée de l’usage généralisé de la détention aux frontières.
L’avenir incertain des négociations sur ce texte
Alors que la proposition de règlement sur l’instrumentalisation n’a pas fait l’objet d’un accord entre les États membres avant la fin de la Présidence tchèque du Conseil de l’UE le 31 décembre 2022, l’avenir des négociations sur ce texte demeure incertain. La Suède, qui assurera la présidence du Conseil de l’UE lors du premier semestre 2023, pourrait prioriser les négociations du Pacte européen sur la migration et l’asile alors que le Parlement européen et le Conseil se sont engagés à l’adopter avant avril 2024. Du côté de ce dernier, le rapporteur de la proposition Patryk Jaki, eurodéputé polonais du parti des Conservateurs et réformistes européens (ECR), doit encore présenter son projet de rapport à la Commission des libertés civiles, de la justice et des affaires intérieures (LIBE), ce qui pourrait prendre encore plusieurs mois.
Bien que l’adoption du texte semble ainsi peu probable, les organisations de la société civile appellent les États membres et les députés à demeurer vigilants face à l’introduction de dérogations au régime d’asile européen commun au sein d’autres propositions de réformes. Le concept d’« instrumentalisation » est notamment mentionné au sein de la refonte du Code frontières Schengen, ce que le projet de rapport présenté par l’eurodéputée Sylvie Guillaume propose d’enlever, cette réforme n’ayant pas vocation selon elle à « régler les failles » créées par l’absence de progrès sur le Pacte.