Régularisation des déboutés en Allemagne, un modèle à suivre ?
Equipe plaidoyer de France terre d'asileAvec le projet de loi « Opportunités et droit à la résidence » (Chancen-Aufenthaltsrechts), présenté le 6 juillet dernier, le gouvernement allemand souhaite régulariser des milliers de personnes. Celles et ceux vivant dans le pays depuis au moins cinq ans avec le statut de « Duldung » sont concernés par cette réforme, qui devrait être adoptée par le Bundestag allemand d’ici la fin de l’année. Cette « résidence tolérée » concerne surtout les personnes déboutées de l’asile qui bénéficient d’une suspension temporaire de leur éloignement car elles ne peuvent pas être renvoyées dans leur pays d’origine pour diverses raisons.
En Allemagne, le statut précaire de « Duldung »
En Allemagne, le statut de Duldung est relativement précaire : cette « résidence tolérée » ne constitue pas un titre de séjour mais atteste seulement de la suspension de la mesure d’éloignement, tout en maintenant l’obligation de quitter le territoire allemand. Dans presque la moitié des cas, les personnes ne peuvent être éloignées en raison de l’absence de documents d’identité. Des raisons humanitaires, l’existence de liens familiaux avec d’autres personnes « tolérées » en Allemagne ou encore un avis médical attestant une maladie grave sont également des motifs récurrents permettant l’octroi d’une Duldung. Le pays d’origine peut également refuser de réadmettre ses ressortissants, mais la Duldung peut toutefois être levée si ce dernier change d’avis.
Le statut de Duldung peut notamment être accordé à des personnes qui suivent une formation ou qui ont un emploi. La loi allemande prévoit jusqu’à trois ans de suspension de l’éloignement si la personne suit une formation professionnelle qualifiante, avec une prolongation de deux ans en cas d’embauche à l’issue de cette dernière. En outre, une suspension temporaire de 30 mois peut être octroyée si la personne a travaillé au moins 18 mois en Allemagne, pouvant donner lieu à la délivrance d’un titre de séjour sous certaines conditions.
Les titulaires d’une Duldung bénéficient des mêmes droits que les demandeurs d’asile, et ont à ce titre accès à un hébergement, aux soins de santé ainsi qu’à une allocation mensuelle. D’après l’ONG Pro Asyl, les prestations sont versées pendant 21 mois seulement et les personnes tolérées ne sont pas autorisées à se déplacer en dehors d’une ville désignée, ce qui est souvent contraignant dans le cadre d’une recherche d’emploi. L’accès à l’emploi et à la formation est autorisé pour les titulaires d’une Duldung mais seulement après six mois de présence sur le territoire et après l’accord du bureau de l’immigration. Selon Mediendienst Integration, ces autorisations sont toutefois en hausse ces dernières années, avec 8 200 personnes « tolérées » qui en bénéficiaient en mai 2022, contre 2 400 seulement en décembre 2020.
Depuis 2019, les personnes dites « tolérées » dont l’identité n’a pas été établie se voient cependant attribuer une « tolérance light », avec des droits restreints et l’interdiction de travailler. D’après le Bundestag, environ 25 500 personnes étaient concernées par ce statut à la fin 2021 – un statut que la coalition allemande en place, composée du SPD, des Verts et des libéraux, souhaite abolir.
De manière générale, le statut de Duldung est valable pour une durée très limitée, à la discrétion du service des étrangers (Ausländerbehörde) compétent. Alors que l’autorisation peut être renouvelée à plusieurs reprises, de nombreuses personnes vivent depuis plusieurs années en Allemagne avec une Duldung, ont un emploi ou suivent une formation, mais se retrouvent dans l’incertitude d’un éventuel éloignement. C’est ce procédé de « tolérances en chaîne » (Kettenduldungen) que le projet de loi présenté en juillet dernier vise ainsi à limiter.
Un projet de loi salué mais à la portée limitée selon les associations
Le projet de loi prévoit ainsi d’accorder aux titulaires d’une Duldung attestant de cinq ans de présence sur le territoire allemand au 1er janvier 2022 un titre de séjour temporaire d’un an. Actuellement, sur les 242 029 personnes qui bénéficient d’une Duldung selon le Bundestag, 136 605 vivent en Allemagne depuis au moins cinq ans et sont donc concernées par la réforme. À l’issue de cette période, les personnes concernées pourront recevoir un titre de séjour longue durée si elles peuvent prouver leur identité, se prendre en charge financièrement et attester d’un niveau « suffisant » en allemand. Par ailleurs, le regroupement familial devrait être facilité. Les personnes qui ne parviendront pas à remplir ces conditions à l’issue de la période d’un an récupèreront le statut de Duldung.
Bien que le projet de loi soit salué par les organisations de la société civile, la portée concrète de la loi interroge. L’ONG allemande Pro Asyl estime ainsi que de nombreuses personnes pourraient ne pas avoir accès à un titre de séjour longue durée. Le délai d’un an, devant permettre de répondre aux critères imposés en matière de ressources et de niveau linguistique pour être éligible à ce dernier est notamment jugé « trop court » par l’association. D’après les estimations de Pro Asyl, seul un tiers des 136 600 personnes concernées par la réforme pourraient ainsi accéder in fine à un titre de séjour longue durée, bien en deçà des objectifs affichés par le gouvernement. L’ONG recommande ainsi d’étendre le délai d’un an, et appelle par ailleurs à supprimer la date de référence fixée au 1er janvier 2022, qui limite la portée du projet de loi et exclut une grande partie des personnes vivant avec le statut de Duldung.
En Europe, l’épineuse question de la régularisation des déboutés
Alors que l’Allemagne avance sur la question des régularisations des personnes qui ne peuvent être renvoyées dans leurs pays d’origine, d’autres pays européens ont fait le choix de régulariser des travailleurs sans-papiers face à l’enjeu majeur de pénurie de main-d’œuvre dans certains secteurs. C’est notamment le cas de l’Espagne qui a adopté une réforme fin juillet visant à faciliter l’accès de milliers de personnes en situation irrégulière au marché du travail. Outre un accès facilité aux visas de travail pour recruter des personnes étrangères depuis leurs pays d’origine, la réforme prévoit que les personnes en situation irrégulière présentes dans le pays depuis au moins deux ans pourront obtenir des titres de séjour pluriannuels permettant d’intégrer le marché du travail ou bien une formation professionnelle dans des secteurs sous tension comme l’agriculture, le bâtiment ou encore le tourisme.
La crise du Covid-19 en 2020 a également permis quelques avancées positives, l’impossibilité technique d’exécuter les retours, due notamment à la fermeture des frontières, ayant ouvert la voie à des milliers de régularisations dans certains pays. Ainsi, le Portugal avait régularisé en 2020 des dizaines de milliers de sans-papiers pour leur permettre un accès aux droits et à la santé, tandis que l’Italie avait facilité en mai 2020 la délivrance de titres de séjour temporaires aux travailleurs sans-papiers dans le milieu agricole et de l’aide à la personne.
Hormis ces rares exemples, la question de la régularisation des personnes en situation irrégulière fait débat dans le reste de l’Europe. En France, les possibilités de régularisation sont particulièrement restreintes, une des seules possibilités étant de recourir à la régularisation par le travail, au cas par cas, via la circulaire « Valls » du 28 novembre 2012. Selon cette dernière, un travailleur en situation irrégulière peut être régularisé à partir de trois ans de présence en France en ayant travaillé 24 mois, ou bien cinq ans de présence sur le territoire en justifiant de 8 mois d’ancienneté professionnelle sur les deux dernières années, ou de 30 mois sur les cinq dernières années. Toutefois, dans les faits, il est difficile de prouver son ancienneté professionnelle, le travail des personnes sans-papiers étant le plus souvent dissimulé. Et même lorsque les personnes remplissent ces critères, les demandes sont laissées à l’appréciation des préfets. En 2020, 8 859 personnes ont bénéficié d’une admission exceptionnelle au séjour au titre de la circulaire et 253 058 personnes au total depuis l’entrée en vigueur de cette dernière, un bilan qui paraît encore insuffisant alors que le pays compterait plus de 700 000 personnes en situation irrégulière selon le ministère de l’Intérieur.
Face à ce bilan, il semblerait pourtant que la France ne souhaite pas suivre l’exemple de l’Allemagne ou de l’Espagne. Alors que le gouvernement a annoncé un projet de loi immigration qui sera présenté en début d’année prochaine, le ministre de l’Intérieur Gérald Darmanin a annoncé, lors d’une audience devant la commission des lois le 20 septembre dernier, vouloir rendre plus accessibles les démarches de régularisation face aux besoins de main-d’œuvre – tout en précisant que ces dernières continueront à être examinées au cas par cas.
Article publié le 21/10/2022